Une lecture de « Taïwan, la présidente et la guerre » d’Arnaud VAULERIN (septembre 2023).


VAULERIN Arnaud, Taïwan, la présidente et la guerre, Novice, 9/2023, 148p.


Alors que vont se tenir le 13 janvier 2024 des élections présidentielle et législatives décisives, Arnaud Vaulerin, journaliste à Libération, spécialiste de l’Asie, fait un bilan de la double présidence de TSAI Ing-wen qui, élue en 2016 et réélue en 2020, terminera son second mandat en mai 2024. Une « présidente atypique » dont Pékin n’a pas aimé l’élection en 2016 (avec plus de 56% des suffrages), et a détesté plus encore sa réélection en 2020 (avec plus de 57% des suffrages). Le petit ouvrage de Vaulerin est une mise en forme enrichie et actualisée de ses chroniques dans Libération .

TSAI Ing-wen ( surnommée « Hsiao Ing – petite Ing ») , « une présidente atypique »

Le volet le plus inédit de l’essai de Vaulerin (au moins dans l’historiographie en français) est indubitablement le portrait personnel et politique de TSAI Ing-wen. « Une présidente atypique », parce que femme, dans un monde chinois et taïwanais patriarcal, et politiquement monopolisé par les hommes1. Mais aussi « parce qu’on ne l’attendait pas ». Certes, TSAI avait été conseillère du président LEE Teng-hui (1988-2000, le « père de la démocratie taïwanaise », qu’elle considère comme son mentor en politique) ; ministre des Affaires continentales de 2000 à 2004 (plongée donc dans le dossier majeur des relations inter-détroit avec Pékin – son mandat complet de quatre ans reste inégalé) ; vice-Première ministre en 2006-2007 (sous la présidence CHEN Shui-bian). Mais elle n’avait jamais été élue avant 2016 (elle a connu un échec cuisant à la présidentielle de 2012, face au très pro-chinois MA Yin-jeou, candidat sortant du Kuomintang), et n’avait pas exercé de mandat électif avant cette date : elle n’est pas une héritière, ni la détentrice d’un « fief politique », ni « fille de » ou « veuve de », comme parfois en Asie2. Et enfin par sa personnalité discrète, qui paraît presque effacée (« Une jeune fille rangée », titre l’auteur), « peu charismatique » selon certains politologues et autres communicants, qui semblent voir là un défaut rédhibitoire3. Alors même que ses solides études (aux Etats-Unis et en Angleterre, comme nombre de dirigeants politiques et cadres taïwanais), ses compétences reconnues en économie et en droit, les responsabilités politiques qu’elle a exercées (en particulier dans les relations inter-détroit), les décisions qu’elle a du prendre, et les positions qu’elle a du maintenir face à une Chine de plus en plus agressive, attestent d’une personnalité déterminée et résiliente.

TSAI Ing-wen (née dans le sud en 19564), aux origines sociales modestes (son père, de garagiste, est devenu entrepreneur florissant, mais le fonctionnement paternel a été compliqué), est souvent comparée à deux autres femmes de pouvoir 5: Margaret Thatcher (fille d’un épicier et d’une couturière), et Angela Merkel (fille d’un pasteur et d’une mère au foyer). Elle a connu Thatcher, qui devient Première ministre en 1979 – l’année où Ing-wen arrive à Londres ses études doctorales, et qui restera à Downing Street pendant onze ans. TSAI a parfois été campée en « conservatrice » par certains militants du parti démocrate progressiste (DPP) : ce qui s’est vérifié sur plusieurs volets de sa politique sociale (une difficile et très impopulaire réforme des retraites; la question du logement ; les salaires des fonctionnaires ; la natalité toujours en berne…), mais pas sur d’autres (la reconnaissance de l’histoire et des droits des aborigènes, dès 2016 ; la justice transitionnelle post-dictature ; le mariage pour tous en 2019, une première en Asie).



Mais la comparaison est peut-être plus pertinente avec Angela Merkel, quatre fois chancelière d’Allemagne, avec laquelle elle a beaucoup de points communs : dans l’apparence vestimentaire  minimaliste, toujours identique; dans la non-mise en avant de son statut matrimonial et familial (Ing-wei est « célibataire, sans enfants, avec deux chats 6»). Dans le fait qu’elle est arrivée de manière inattendue (au moins par les caciques politiques) aux plus hautes fonctions. Et qu’elle a assumé ses responsabilités, sans tapage médiatique et sans démagogie de tribune. Vaulerin souligne qu’il y a chez les deux dirigeantes « le même pragmatisme teinté de sérieux voire d’ennui-, une approche technique de la politique, la même expérience personnelle avec un passé répressif et un système communiste, un positionnement politique pas très éloigné. ». Il note également que le fait que TSAI soit une femme ne l’a pas poussée à féminiser ses gouvernements successifs, dans lesquels le pourcentage de femmes reste très modeste. La même critique avait été adressée à Angela Merkel.

Une fermeté constante face à Pékin

Au cours de la double présidence TSAI, la perception de Taïwan dans le monde s’est métamorphosée. L’importance stratégique de l’île, tant géopolitique (centrale dans la rivalité systémique Chine-Etats-Unis) qu’économique (la suprématie mondiale de Taïwan en matière de semi-conducteurs), est désormais une évidence. TSAI Ing-wen s’est employée à maintenir une position d’équilibre sur une ligne de crête périlleuse. Vaulerin estime que c’est l’une des réussites de la politique de TSAI que d’avoir réussi à faire sortir Taïwan du tête à tête obsessionnel avec Pékin, à l’extraire de ses frontières régionales pour faire accéder l’île à la scène internationale : « un des principaux et précieux legs à son successeur », quel qu’il soit. 

A la tête d’un parti, le DPP, qui compte dans ses rangs un fort courant indépendantiste (selon la terminologie de Pékin, « des scissionnistes, des fauteurs de troubles séparatistes, promis aux poubelles de l’histoire»), Ing-wen n’a jamais emprunté le chemin très périlleux d’une déclaration d’indépendance (qui aurait été un casus belli immédiat pour Pékin, et aurait rendu caduc le soutien militaire américain, Washington tenant au statu quo). Privant le Kuomintang d’un argument contre elle, TSAI a continué à utiliser l’appellation de « République de Chine », à laquelle les indépendantistes auraient préféré «République de Taïwan » . Mais face au discours agressif de XI Jinping le 2 janvier 2019 (« La réunification avec Taïwan se fera par tous les moyens, pacifiques ou non, et au plus tard en 1949 », TSAI a, en revanche, immédiatement répondu et clairement délimité le cadre des relations avec Pékin : refus du « consensus de 1992 » (constamment mis en avant par Pékin, et apprécié au Kuomintang) ; refus d’endosser la formule «Un pays, deux systèmes », établie en 1983 par DENG Xiao-ping pour Hong Kong, et dont Pékin a montré quelle crédibilité on pouvait lui accorder, en écrasant toutes les libertés dans le Territoire en 2019-2020. Et ce, en s’appuyant sur des principes et des pratiques démocratiques : des élections (libres et disputées) ; la volonté majoritaire des Taïwanais tenants du statu quo, et de plus en plus opposés à l’unification avec le Continent ; et en assumant des échecs politiques ou électoraux (aux élections locales en 2018, puis 2022, par exemple).

Au plan diplomatique, face à l’agressivité croissante de Pékin et la multiplication de ses provocations militaires, elle a renforcé renforcé le partenariat avec les États-Unis (trop, lui reprochent ses opposants, y compris en interne au sein de son parti) ; ouvert l’archipel vers l’Asie-Pacique en développant des relations (toujours non officielles) avec le Japon, l’Asie méridionale (la New Southbound Policy, à partir de 2016), l’Australie-Nouvelle-Zélande et, plus récemment et encore dans une moindre mesure, avec l’Europe (avec l’UE, et en particulier en Europe centrale).

«  La guerre n’est pas une option »

Vaulerin consacre un développement aux volets plus directement militaires et stratégiques. Face à la puissance militaire grandissante de l’Armée populaire de libération (APL) et aux ambitions hégémoniques de Pékin (qui entend avoir un accès dégagé au Pacifique en franchissant la « première chaîne d’îles »), Taïwan se retrouve devoir se préparer à un conflit avec la Chine continentale. En arrivant à la présidence, TSAI a lancé des chantiers de modernisation de son armée – qui se concrétisent ces derniers mois par le lancement du premier sous-marin indigène, et de frégates et autres navires de surface. La définition et le début de mise en œuvre de la nouvelle stratégie de défense de la guerre asymétrique théorisée par l’amiral LEE Hsi-min (dite « du porc-épic ») ont été plus difficiles à mettre en œuvre – en particulier du fait des réticences des cadres de l’armée tenant d’un modèle plus conventionnel hérité des principes de la République de Chine de TCHANG Kai-chek. Dès son élection en 2016, TSAI Ing-wen a systématiquement été présente auprès des différentes composantes d’une armée restée liée au Kuomintang, lors de cérémonies, de manœuvres ou de présentation de nouveaux armements, pour bien faire comprendre à Pékin qu’une éventuelle agression contre Taïwan ne serait jamais une promenade de santé.

La guerre d’agression russe contre l’Ukraine a été un électrochoc, un coup de semonce, pour Taipei, en ce que le modèle d’émergence et de déclenchement du conflit pouvaient trouver des échos pour Taïwan, toutes conditions géographiques spécifiques rappelées par ailleurs (en particulier le caractère insulaire). L’archipel a été rattrapé par la guerre en Ukraine – à quelques semaines près, Vaulerin aurait d’ailleurs pu ajouter le conflit à Gaza, qui a également interpellé Taipei. Les autorités taïwanaises ont du réaffirmer leur détermination par un ensemble de mesures : augmentation du budget militaire (le Japon « pacifiste » voisin a réagi de même); allongement de la durée du service militaire de 4 mois à un an ; réflexion sur une défense territoriale (encore embryonnaire), etc. Des faucons, à Pékin comme à Washington, multiplient les jeux de guerre, et prédisent un conflit inéluctable : pour 2027 – le centenaire de l’APL, et en profitant de l’encore faiblesse militaire de Taïwan ; ou 2049 – centenaire de la fondation de la République populaire, et échéance plusieurs fois rappelée par XI Jingping. Pour autant, Vaulerin rappelle que par la formule « La guerre n’est pas une option » , TSAI Ing-wen refuse de se projeter dans l’hypothèse d’un conflit dans le détroit qui serait dévastatrice et pour l’ensemble de la région (Chine continentale comprise), et potentiellement pour l’ensemble de la planète si la guerre régionale s’amplifiait en conflit global opposant la Chine et les Etats-Unis et leurs alliés régionaux (Japon, Corée du Sud , Australie). Les Taïwanais sont bien conscients du risque, ce qui explique leur prudence politique à propos de l’indépendance, qui privilégie le statu quo.

Au final, ce bref essai, solidement documenté, qui se lit agréablement, est fort utile à la veille des échéances électorales prochaines.

NOTES

1 On n’oubliera cependant pas la figure de SOONG Mei-ling (1898-2003), qui avait épousé TCHANG Kai-chek en 1927, et qui a joué un rôle politique et diplomatique important auprès de son mari. Elle a toujours occupé d’importantes responsabilités au sein du Kuomintang, que ce soit sur le Continent, ou à Taïwan après 1949. Ayant longtemps séjourné aux Etats-Unis, où elle a fait ses études, elle a été secrétaire, conseillère et interprête de son mari, et intermédiaire diplomatique dans les relations avec les Etats-Unis. « Madame Tchang » a été une femme puissante par sa riche famille de banquiers et entrepreneurs, mais aussi par le mariage de sa soeur aînée Ai-ling avec SUN Yat-sen, le père de de la République de Chine ; alors que la troisième sœur, Ching-ling sera présidente de la République populaire de Chine entre 1968 et 1972. Statistiquement cependant, Mei-ling et ses deux sœurs sont l’exception qui confirme la règle de la masculinité du pouvoir contemporain en Chine, à Taïwan ou au Japon…

Par ailleurs, le 24 novembre 2023, on saura si HSIAO Bi-khim sera vice-présidente de William LAI, ce qui serait un argument féminin de poids pour le candidat DPP. Cf. VAULERIN Arnaud, « A Taiwan, Hsiao Bi-khim, la femme qui marche vers la présidentielle », Libération, 19/11/2023. URL: https://www.liberation.fr/international/asie-pacifique/a-taiwan-hsiao-bi-khim-la-femme-qui-marche-vers-la-presidentielle-20231119

2 L’histoire politique contemporaine de l’Inde, du Pakistan et du Bengladesh, et de Birmanie, a fourni plusieurs exemples d’accession au pouvoir de femmes par héritage ou veuvage.

3 Elle est, par ailleurs, grande lectrice, ce qui ne gâte rien. Cf. « Tsai Ing-wen, lectrice présidente », Lettres de Taiwan, 17/1/2016. URL : https://lettresdetaiwan.com/2016/01/17/tsai-ing-wen-lectrice-presidente/

4 Son grand-père, arrivé du Continent fin XIXe, était hakka, et avait épousé une femme aborigène de l’ethnie paiwan.

5 On ne sait pas si c’est TSAI elle-même qui se revendique de Thatcher et/ou de Merkel, ou si c’est son entourage qui lui attribue ces références.

6 Avec ses trois chiens et ses deux chats Xiang Xiang (想想) et Ah Tsai (阿才) , Tsai participe donc du bestaire en politique : les chats de Marine le Pen ; les bergers allemands de Joe Biden ; les labradors et les canards de l’Elysée ; le labrador de Poutine contre une Angela Merkel qui a la phobie des chiens, etc. TSAI a participé à des campagnes de protection des animaux. Des images la représentant avec ses chats ont été utilisées lors des campagnes présidentielles (y compris sous forme de manga animé sur uTube).