Pour mener la « guerre asymétrique » du faible au fort, cherche-t-on vraiment à Taipei à adopter « l’Overall Defense Concept » de l’amiral LEE ?


Un plateau de wargame américain sur Taïwan.


La succession et le cumul des signaux d’alarme (parmi les plus récents : l’écrasement des libertés à Hong Kong en 2019-2020 ; l’invasion de l’Ukraine en février 2022 ; les manœuvres d’encerclement de Taïwan de plus en plus fréquentes depuis deux ans ; la multiplication des discours bellicistes des dirigeants chinois, Xi Jinping répétant que la « réunification » ne pouvait pas être reportée de génération en génération) ont amené depuis 2016 le gouvernement de Taipei à redéfinir la doctrine et les capacités de défense du pays. Car, à trop parler des seules livraisons d’armes américaines, on en oublie parfois que la responsabilité de se défendre face à une agression chinoise de plus en plus plausible incombe structurellement et en premier lieu évidemment à Taipei. Il est clair que les arguments politiques (« Taïwan, le front avancé de la démocratie contre les autocraties ») et économiques (« Taïwan indispensable en tant que producteur des semi-conducteurs les plus avancés du monde pour les marchés mondiaux ») avancés par Taipei pour élargir ses soutiens diplomatiques ne suffiront pas à protéger l’île de la menace existentielle chinoise. La dimension militaire est incontournable, au plan de la doctrine comme des équipements.

1) « L’Overall Defense Concept » de l’amiral LEE

NB : Nous reprenons ici en partie notre fiche de lecture de l’ouvrage de LEE.

A partir de 1949 et pendant six décennies, les forces armées taïwanaises ont été organisées sur la base d’une doctrine militaire conventionnelle reposant sur des équipements lourds (navires, avions, chars, artillerie), adossée à la présence militaire américaine sur l’île, pour être à parité avec l’APL, avec comme objectif de reconquérir la Chine continentale. Alors que l’objectif de la reconquête du Continent a été abandonné, que les Etats-Unis reconnaissent Pékin depuis 1979, et que l’APL monte en puissance, cette configuration apparaît de moins en moins pertinente.

Le Concept global de défense (Overall Defense Concept, ODC), élaboré en 2017 par l’amiral LEE 1, a été décrit comme une approche révolutionnaire de la défense de Taïwan2. LEE propose de passer, dans une stratégie de déni d’accès de Taïwan à l’APL, à une doctrine militaire globale de guerre asymétrique, avec de nouveaux concepts opérationnels, des équipements et des entraînements adaptés. La guerre en Ukraine a donné aux thèses de LEE une nouvelle actualité3.

Le point de départ de la réflexion est que Taïwan ne peut rivaliser quantitativement avec l’APL en matière d’armements conventionnels, et en particulier face à la montée en puissance spectaculaire (au moins en termes quantitatifs) de la marine chinoise. Taipei doit donc mettre en place des réponses asymétriques, parfois surnommées « défense du porc-épic » 4. Une défense menée par une petite puissance se focalisant sur les faiblesses d’un ennemi puissant, pour rendre une invasion littorale la plus coûteuse possible.

L’ODC, qui est en principe la stratégie intégrée de Taïwan pour dissuader et, si nécessaire, vaincre une invasion par l’APL, en mettant l’accent sur les avantages naturels, l’infrastructure civile et les capacités de guerre asymétriques de Taïwan. Il repose sur deux constats : la volonté de XI Jinping de « réunifier » la Chine et Taïwan comme point d’orgue du « grand renouveau de la nation chinoise », au plus tard en 2049; et le déséquilibre quantitatif croissant des forces entre les deux rives, qui ne cesse de s’amplifier. Taïwan doit dissuader la guerre, et la gagner si la dissuasion échoue. Ce qui ne passera pas par une guerre d’usure traditionnelle que Taïwan n’a pas les moyens de mener, mais par une posture de défense asymétrique efficace, permettant de compenser le déséquilibre des forces. Il y a un double volet dans l’ODC. Les forces à développer; et l’exécution de la stratégie. Il faut à la fois des armements (des forces conventionnelles à préserver, des forces asymétriques à développer) et une doctrine d’emploi (dissuader la Chine d’attaquer ; si elle débarque, la fixer et la détruire sur les plages et dans une guerre urbaine et de guérilla générale), pour rendre le coût de l’agression politiquement insupportable à Pékin. Il faut rendre Taïwan très difficile à envahir, à soumettre, à occuper, et à gouverner…

Elaboré dans la dernière décennie, le Concept global de défense (Overall Defense Concept, ODC) de l’amiral LEE Hsi-min est devenu central dans la réflexion stratégique taïwanaise sur la guerre asymétrique, est encouragé par Washington, et conforté par la guerre en Ukraine. Pour autant, le concept de l’amiral LEE rencontre de nombreux freins à Taipei, chez les politiques et chez les militaires.

2) Les implications de l’OCD sur l’armée taïwanaise

A plusieurs reprises (avril 2019, août 2020, etc.) la présidente TSAI Ing-wen a exprimé son soutien à l’ODC et au développement des capacités asymétriques dans le cadre de l’ODC. Qui a également le soutien de Washington – en particulier sous l’administration Trump. L’amiral LEE pousse d’ailleurs au renforcement de la coopération bilatérale en matière de sécurité avec Washington pour expertiser les doctrines, planifier les scénarios, restructurer les forces et les équipements.

Les faiblesses actuelles de l’armée taïwanaise sont connues. On mentionnera principalement :

– des équipements lourds hérités de la doctrine nationaliste de reconquête du continent, qui n’est évidemment plus à l’ordre du jour. Ces équipements, chars lourds ou grands navires, ne sont guère adaptés à une guerre défensive asymétrique. Anciens, ils sont techniquement dépassés; récents, ils sont très coûteux à l’achat et à l’entretien.

– une armée de conscription peu entraînée avec un service militaire masculin de 4 mois. La guerre en Ukraine a précipité le retour à un service d’un an à partir de 2024, mais la mise en œuvre et les bénéfices de cette augmentation de durée prendront du temps à se concrétiser. Les réserves (actuellement 2 millions d’hommes) ne sont évidemment pas plus opérationnelles que l’armée d’active.

– l’absence de force territoriale, dont la résistance en Ukraine a montré l’importance. Les modèles souvent évoqués pour la mise en œuvre d’une telle force, qui serait indispensable pour une résistance sur le terrain après un débarquement chinois sont la Finlande, la Suisse et la Lituanie.

– la dépendance évidente à l’aide d’alliés extérieurs en cas d’attaque chinoise. Dans une situation de blocus de l’île, il faudra que l’armée taïwanaise « tienne » le temps que les renforts arrivent – éventuellement. La question étant là évidemment plus politico-diplomatique que strictement militaire. Les Américains envisagent d’ailleurs de pré-positionner matériels, munitions et autres fluides pour que Taïwan puisse absorber les délais d’arrivée de l’aide extérieure.

Le choix de l’OCD a-t-il vraiment été fait à Taipei ?

A ces faiblesses « classiques » de l’armée taïwanais, les Américains et une partie des spécialistes de la chose militaire6 ajoutent -dès avant la guerre en Ukraine, on peut le souligner- leurs doutes que Taïwan ait vraiment fait le choix de la guerre asymétrique que Taipei met en avant ces dernières années.

Publiée en mars 2021, la dernière Taiwan’s Quadrennial Defense Review 2021 / Revue quadriennale de la défense (QDR 2021) de Taïwan7 décrit la stratégie militaire de Taipei visant à mettre en place une « défense résolue et une dissuasion multi-domaines » dans le cadre d’une stratégie nationale centrée sur « le renforcement de la sécurité nationale, la gestion des affaires de défense avec professionnalisme, la réalisation d’une défense autonome, protéger le bien-être de la population et élargir la coopération stratégique. » Le QDR 2021 accorde une grande importance à la poursuite de l’acquisition d’armes ; à l’entraînement militaire ; à l’amélioration du système de réserve avec la perspective d’une force de volontaires, etc. Le problème est l’absence d’énonciation claire d’une stratégie nationale de sécurité (National Security Strategy, NSS). Car ce QDR 2021 ne traite pratiquement pas de la guerre asymétrique de l’Overall Defense Concept-ODC de l’amiral LEE.

En réalité, le Concept global de défense est contesté depuis le début par une partie des cadres militaires, qui craignent d’y perdre des matériels et des prérogatives.Les équipements lourds traditionnels, outre qu’ils sont « gratifiants » à présenter à l’opinion publique lors de défilés et autres journées portes-ouvertes, sont aussi défendus par des cadres militaires héritiers de la période antérieure. Certains soulignent d’autres limites de l’ODC. Par exemple l’impossibilité de sa mise en œuvre si Pékin s’emparait d’un des archipels périphériques Kinmen ou Matsu ; ou organisait un blocus maritime de Taïwan au large des côtes. La guerre en Ukraine souligne aussi l’importance de la sécurisation des lignes d’approvisionnement (obligatoirement maritimes pour Taïwan) ; de la puissance de feu classique (l’artillerie) sur le champ de bataille.

Enfin, certains doutent à Taipei d’une aide américaine en cas de crise : « l’ambiguïté stratégique » américaine est certes destinée à Pékin, mais elle gêne aussi à Taipei, même si le président Biden a répété déjà 4 fois que Washington interviendrait en cas d’attaque chinoise. Il y a donc pour le moment un refus politique et militaire à organiser une force de défense territoriale au sein de la population, malgré des demandes répétées de personnalités et d’ONG, surtout depuis la guerre en Ukraine.

Vu de Washington, quelles implications pour les programmes d’équipement de l’armée taïwanaise ?

Depuis 2020, l’administration Biden pousse clairement Taipei à privilégier cette approche asymétrique, et à s’organiser et s’équiper dans la perspective d’un conflit du faible au fort. Le Pentagone entend aider Taïwan à identifier les systèmes d’armement et les stratégies nécessaires pour faire face à la fois aux défis de la zone grise et à un scénario d’invasion, puis les prioriser, dans une meilleure articulation entre défense classique, société civile et une éventuelle défense territoriale. Le think tank américain Pacific Forum est basé à Hawaï. Regroupant chercheurs et analystes (dont de nombreux ex-militaires) des pays riverains du Pacifique occidental (hormis la Chine), il organise annuellement des conférences prospectives sur la sécurité régionale. Dans deux rapports récents8, il a établi ce que pourrait être la configuration de l’armée taïwanaise dans le contexte évolutif actuel.

* Du côté des équipements militaires conventionnels, qui sont particulièrement coûteux à l’achat et en maintenance ; ne peuvent pas être fabriqués sur l’île ; sont sur des bases conventionnelles particulièrement vulnérables ; peu utilisables vue la topographie de Taïwan (chars lourds): en conserver une quantité minimale; garder des capacités de frappe de moyenne portée par des missiles; avoir des équipements anti-aériens ultra-modernes; développer un programme de sous-marins indigènes (avec soutien à peine clandestin des Etats-Unis, du Royaume-Uni, Australie, Corée du Sud, etc. sur les chantiers CSBC de Kaohsiung9); faire d’importants stocks d’armes prépositionnés à Taïwan, pour contrer les effets d’un blocus et le temps que l’aide extérieure puisse à nouveau accéder à l’île.

* Du côté des équipements militaires asymétriques, et compte tenu que les installations militaires fixes (nœuds de commandement et de contrôle, bases aériennes, casernes, radars) seront probablement détruites dès l’engagement du conflit par des frappes de missiles balistiques ou de croisière : privilégier la quantité de petits équipements indigènes mobiles, relativement peu coûteux, à forte létalité, utilisables indépendamment du relief par des unités de combat mobiles ; avoir plus de stations radar mobiles délocalisables, et de drones de surveillance et d’attaque aériens de toutes tailles10; des munitions à guidage de précision; des torpilles, mines marines et drones maritimes; des petits navires d’assaut lance-missiles, etc.

* Du côté de la formation des troupes d’active et de réserve, il faudrait augmenter la durée et la formation des conscrits [ce qui a été décidé fin 2022, pour mise en œuvre dès 2024]; mieux préparer la mobilisation des réserves (en réduisant fortement leur nombre, pour accroître leur efficacité) et des volontaires. Y compris en créant une force de défense territoriale (des civils volontaires), avec un commandement décentralisé; travailler sur l’esprit de défense et de résistance civile; disposer d’armes de guerre urbaine, y compris, comme en Ukraine, des systèmes anti-aériens Stinger et anti-blindage Javelin.

C’est là évidemment une analyse qui reflète principalement les points de vue de Washington. Mais, compte tenu de la dépendance de Taïwan aux livraisons d’armes américaines dans le cadre du Taiwan Relations Act de 1979 (aucun autre pays majeur entretenant des relations diplomatiques avec Pékin ne vend officiellement des armes à Taipei), elle a son importance.

CONCLUSION

A ce stade, la stratégie de défense de Taïwan semble donc, selon certains analystes, en particulier du côté de Washington, manquer de priorités claires. La « guerre asymétrique » est mise en avant, mais le discours apparaît en décalage avec les choix concrets. D’autant que, régionalement, il y a aussi nécessité d’éclaircir les alliances et partenariats indo-pacifiques. Et «l’ambiguïté stratégique » américaine, sujet de débat important aux Etats-Unis même.


Incursions chinoises autour de Taïwan, mai 2023


NOTES et REFERENCES

1 LEE Hsi-Ming (李喜明 ), «  臺灣的勝算:以小制大的不對稱戰略,全臺灣人都應了解的整體防衛構想 [How Taiwan Can Win: An Asymmetrical Strategy to Control the Big with the Small, An Overall Defense Concept that All Taiwan People Should Understand] », by Former ROC Taiwan military Former Chief of Staff Lee Hsi-ming, Taipei, Linking Publishing (聯經出版), 1/9/2022, 476p.

> LEE Hsi-min, LEE Eric, « Taiwan’s Overall Defense Concept, Explained. The concept’s developer explains the asymmetric approach to Taiwan’s defense », The Diplomat, November 03, 2020. URL : https://thediplomat.com/2020/11/taiwans-overall-defense-concept-explained//

2 KATO Yoichi, How should Taiwan, Japan, and the United States cooperate better on defense of Taiwan?, Washington DC, Brookings, Wednesday, October 27, 2021 URL: https://www.brookings.edu/blog/order-from-chaos/2021/10/27/how-should-taiwan-japan-and-the-united-states-cooperate-better-on-defense-of-taiwan/

3 ERICKSON Andrew, COLLINS Gabriel, « Eight new points on the porcupine : more Ukrainian lessons for Taiwan », warontherocks, April 18, 2022. URL : https://warontherocks.com/2022/04/eight-new-points-on-the-porcupine-more-ukrainian-lessons-for-taiwan/

4 VAULERIN Arnaud,«Défense. Face à la Chine, Taiwan et sa tactique du «porc-épic», Libération, 24/8/2022., URL: https://www.liberation.fr/international/asie-pacifique/face-a-la-chine-taiwan-et-sa-tactique-du-porc

5 ERICKSON Andrew, COLLINS Gabriel, « Eight new points on the porcupine : more Ukrainian lessons for Taiwan », warontherocks, April 18, 2022. URL : https://warontherocks.com/2022/04/eight-new-points-on-the-porcupine-more-ukrainian-lessons-for-taiwan/

6 COSSA Ralph A., «U.S.-Taiwan Deterrence and Defense Dialogue: Dealing with Increased Chinese Aggressiveness », Honolulu (Hawaï), Pacific Forum, Issues & Insights, October 2021, Vol. 21, CR3. ; URL: https://pacforum.org/publication/issues-insights-vol-21-cr-3-us-taiwan-deterrence-and-defense-dialogue-dealing-with-increased-chinese-aggressiveness; URL pdf. : https://pacforum.org/wp-content/uploads/2021/10/issuesandinsights_Vol21_CR3.pdf; & : «U.S.-Taiwan Deterrence and Defense Dialogue: Responding to Increased Chinese Aggressiveness», Honolulu (Hawaï), Pacific Forum, Issues & Insights, December 2022, Vol. 22, CR2. URL: https://pacforum.org/publication/issues-insights-vol-22-cr2-us-taiwan-deterrence-and-defense-dialogue-responding-to-increased-chinese-aggressiveness ; URL pdf. : https://pacforum.org/wp-content/uploads/2022/12/IssuesandInsights_Vol22_CR2-2.pdf

7 Ministry of National Defense, R.O.C., « Taiwan’s Quadrennial Defense Review 2021 », March 2021, 73p. URL pdf : https://s3.documentcloud.org/documents/21054744/110-qdrying-wen-zheng-shi-ban-_ocr.pdf. > Résumé : U.S.Naval Institute, September 3, 2021. URL: https://news.usni.org/2021/09/03/taiwans-quadrennial-defense-review

8 Cf.supra, note 7

9 Indigenous Defense Submarine Program, nom de code Hai Chang (Sea Prosperity). Taïwan dispose actuellement de 4 sous-marins, dont 2 sont considérés comme obsolètes. 8 sous-marins sont planifiés d’ici 2025. Cf. SAITO Mari, LEE Yimou et alii, « Silent Partners-Taiwan secretive submarine project », Reuters Investigate, « T-Day: The Battle for Taiwan », Reuters, November 29, 2021. URL : https://www.reuters.com/investigates/special-report/taiwan-china-submarines/

10 Sur les attaques et ripostes par des nuées de drones: NEVEU Louis, « Une armée de drones pour empêcher l’invasion de Taïwan par la Chine », Futura-sciences, 21/05/2022. URL: https://www.futura-sciences.com/tech/actualites/guerre-futur-armee-drones-empecher-invasion-taiwan-chine-98596/


Conférence de l’amiral LEE en 2022 à l’occasion de la publication de son ouvrage


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