Une lecture de « l’Overall Defense Concept » et de la guerre asymétrique de l’amiral (e.r.) LEE Hsi-min (2022)


Désormais libre de sa plume depuis qu’il a pris sa retraite en 2019, l’amiral LEE Hsi-min publie (en chinois) un fort volume sur la stratégie de guerre asymétrique à organiser autour d’un «concept global de défense » (ODC) . Nous en avons retenu les lignes directrices.



LEE Hsi-Ming (李喜明 ), «  臺灣的勝算:以小制大的不對稱戰略,全臺灣人都應了解的整體防衛構想 [How Taiwan Can Win: An Asymmetrical Strategy to Control the Big with the Small, An Overall Defense Concept that All Taiwan People Should Understand] », by Former ROC Taiwan military Former Chief of Staff Lee Hsi-ming, Taipei, Linking Publishing (聯經出版), 1/9/2022, 476p.

Le Concept global de défense (Overall Defense Concept, ODC), élaboré en 2017 par l’amiral LEE 1, a été décrit comme une approche révolutionnaire de la défense de Taïwan2. LEE propose de passer, dans une stratégie de déni d’accès de Taïwan à l’Armée populaire de libération chinoise (APL), à une doctrine militaire globale de guerre asymétrique, avec de nouveaux concepts opérationnels, des équipements et des entraînements adaptés.

Le point de départ de la réflexion est que Taïwan ne peut rivaliser quantitativement avec l’APL en matière d’armements conventionnels, et en particulier face à la montée en puissance spectaculaire (au moins en termes quantitatifs) de la marine chinoise. Taipei doit donc mettre en place des réponses asymétriques, parfois surnommées « défense du porc-épic » 3. Une défense menée par une petite puissance se focalisant sur les faiblesses d’un ennemi puissant, pour rendre une invasion littorale la plus coûteuse possible.

L’ODC est une stratégie intégrée qui met l’accent sur les avantages naturels, l’infrastructure civile et les capacités de guerre asymétriques de Taïwan. Il repose sur deux constats : la volonté de XI Jinping de « réunifier » la Chine et Taïwan comme point d’orgue du « grand renouveau de la nation chinoise », au plus tard en 2049; et le déséquilibre quantitatif croissant des forces entre les deux rives, qui ne cesse de s’amplifier. Taïwan doit dissuader la guerre, et la gagner si la dissuasion échoue. Ce qui ne passera pas par une guerre d’usure traditionnelle que Taïwan n’a pas les moyens de mener, mais par une posture de défense asymétrique efficace, permettant de compenser le déséquilibre des forces. Il y a un double volet dans l’ODC. Les forces à développer; et l’exécution de la stratégie. Il faut à la fois des armements et une doctrine.

1) Les forces conventionnelles à préserver, et asymétriques à développer

Taïwan doit préserver ses forces existantes pour se défendre et riposter après avoir subi la campagne de premières frappes chinoises à grande échelle (par missiles, avions, cyber). Les principes de préservation comprennent la mobilité, le camouflage, la dissimulation, le brouillage électronique, la redondance opérationnelle, la réparation rapide, etc. Les systèmes d’armes classiques sont efficaces en temps de paix pour contrer les agressions de la zone grise. Ils doivent être très visibles et pour dissuader l’adversaire, et pour le moral de la population. Mais, impossibles à fabriquer localement (sauf les sous-marins), ils sont achetés à l’étranger et sont coûteux à l’achat (66 avions de combat F-16V et 108 chars M1A2 Abrams) et à l’entretien. Il faut donc des capacités conventionnelles de haute qualité, en faible quantité.

Les systèmes d’armes asymétriques sont moins visibles en temps de paix, mais essentiels en temps de guerre. Ils fournissent des capacités de combat non conventionnelles qui visent à exploiter les avantages naturels et les vulnérabilités de l’ennemi tout en offrant un impact tactique maximal avec un minimum d’effort. Difficiles à cibler et à contrer, ils doivent être petits, mobiles, létaux et nombreux pour une dispersion stratégique. Ils doivent être nombreux, peu coûteux, faciles à développer et à entretenir, résilients et durables. Taïwan doit donc rééquilibrer ses achats sur ces systèmes d’armes asymétriques avec différents objectifs convergents.

L’acquisition de la menace : les plates-formes radar mobiles et les drones (UAV), pour augmenter les capacités de reconnaissance tactique, d’alerte précoce et d’acquisition d’objectifs.

– La défense aérienne et antimissiles : des systèmes sol-air, air-air, mer-air, individuels (manpads : Stinger), ou par batteries, américains (Patriot PAC-3) ou taïwanais, etc. Cette défense doit être dispersée, très mobile, et durcie.

– Le déni maritime en plusieurs échelons : les frappes sur les ports et infrastructures et navires de départ (avec des missiles taïwanais de moyenne portée Hsiung Feng II et Hsiung Feng III) ; des embarcations furtives et rapides lance-missiles (qui peuvent être dispersées parmi les bateaux de pêche des 200 ports de l’île) ; le minage massif des chenaux d’accès ; des missiles de croisière mobiles de défense côtière (Coastal Defense Cruise Missiles, CDCM) comme le Harpoon (HDCS) ; des missiles (Exocet) et munitions anti-navires terrestres, aériennes et maritimes.

– Le déni de débarquement  4: lance-roquettes multiples à haute mobilité (type HIMARS); missiles Javelin ; artillerie côtière en tunnels aux endroits stratégiques (Kaohsiung) .

2) Le concept des opérations

Il faut dissuader, ou vaincre, une tentative d’invasion.

– Par la protection des forces pour qu’elles survivent à la première frappe, et puissent riposter : par la dispersion (milieux urbains, jungle, montagne), la mobilité, le camouflage et les abris (tunnels), les leurres, etc.

– Il faut ensuite mener une bataille décisive dans la zone littorale, et détruire l’ennemi sur les plages. Avec l’ensemble des armes énumérées plus haut, et utilisées en interarmes multicouches. En profitant de la complexité logistique et de coordination d’une grande opération de débarquement, surtout sur un littoral taïwanais peu propice sauf 14 plages et un grand port.

– Mais, en dernière ligne de défense, il faut aussi préparer l’action des réserves et de forces territoriales pour mener une guerre urbaine et de guérilla : décentralisation du commandement, mobilité, capacité de survie, connaissance du terrain. C’est toute la société qui doit se mobiliser pour vaincre l’ennemi. Ce qui suppose la résilience des infrastructures et approvisionnements critiques : dispersion des centres de commandement, délocalisation, stockages dispersés de munitions et carburants, de nourriture et équipements médicaux, de générateurs, etc.

Elaboré dans la dernière décennie, l’Overall Defense Concept est devenu central dans la réflexion stratégique taïwanaise sur la guerre asymétrique, et est encouragé par Washington. D’autant que la guerre en Ukraine a donné aux thèses de LEE une nouvelle actualité5. Pour autant, l’ODC rencontre de nombreux freins à Taipei, chez les politiques et chez les militaires.


L’amiral (e.r.) LEE Hsi-min (1955-): quelques éléments de biographie

LEE Hsi-min (ou Hsi-ming : 李喜明) né en 1955, est diplômé de l’Académie navale de la République de Chine (ROC Naval Academy, à Zhuoying, au nord de Kaohsiung) en 1977. Il a complété sa formation à l’Ecole de guerre navale américaine (US Naval War College, Newport, RI) en 1998. Il a servi comme commandant de sous-marins (en particulier pendant la « Troisième crise du détroit de Taïwan », en 1995-1997). Il a commandé la marine nationale (ROCN, 2015-2016) ; été vice-ministre de la Défense (2016-2017), puis chef d’état-major des armées (2017-2019). Il prend sa retraite le 1er juillet 2019, ce qui lui donne plume libre. Il est senior fellow associé au think tank conservateur américain Project 2049 Institute (https://project2049.net/), et donne de nombreuses interviews aux médias internationaux sur les questions stratégiques, l’Overall Defense Concept et la guerre asymétrique.

NOTES & REFERENCES

1 LEE Hsi-min, LEE Eric, « Taiwan’s Overall Defense Concept, Explained. The concept’s developer explains the asymmetric approach to Taiwan’s defense », The Diplomat,November 03, 2020. URL : https://thediplomat.com/2020/11/taiwans-overall-defense-concept-explained/

> VAULERIN Arnaud, « L’amiral taïwanais Lee Hsi-min : «Nous n’avons plus de temps à perdre face à la Chine», Libération, 20/11/2022. URL : https://www.liberation.fr/international/asie-pacifique/lamiral-taiwanais-lee-hsi-min-nous-navons-plus-de-temps-a-perdre-face-a-la-chine

> DOMINGUEZ Gabriel, « We need a more effective way to defend ourselves, says Taiwan’s former military chief », The Japan Times, March 30, 2023. URL : https://www.japantimes.co.jp/news/2023/03/30/asia-pacific/taiwan-lee-hsi-min-interview/

2 KATO Yoichi, How should Taiwan, Japan, and the United States cooperate better on defense of Taiwan?, Washington DC, Brookings, Wednesday, October 27, 2021 URL: https://www.brookings.edu/blog/order-from-chaos/2021/10/27/how-should-taiwan-japan-and-the-united-states-cooperate-better-on-defense-of-taiwan/

3 VAULERIN Arnaud,«Défense. Face à la Chine, Taiwan et sa tactique du «porc-épic», Libération, 24/8/2022., URL: https://www.liberation.fr/international/asie-pacifique/face-a-la-chine-taiwan-et-sa-tactique-du-porc

4 COLE Michael J., « Taiwan Exploring Asymmetrical Options to Boost Coastline Defense Against a Possible Chinese Invasion », TaiwanSentinel, August 13, 2020. URL: https://sentinel.tw/?p=4104

5 ERICKSON Andrew, COLLINS Gabriel, « Eight new points on the porcupine : more Ukrainian lessons for Taiwan », warontherocks, April 18, 2022. URL : https://warontherocks.com/2022/04/eight-new-points-on-the-porcupine-more-ukrainian-lessons-for-taiwan/


Des Taïwanais s’entraînent volontairement à la défense civile, Taipei, juin 2022


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