Les Japonais à Taïwan. Modernité imposée, empreinte spatiale et mémorielle – Volet 1/ La « période coloniale » (1895-1945)


Une rue de Taihoku (Taipei) en 1940. Architecture, uniformes scolaires, kimonos: l’empreinte japonaise dans les espaces urbains…


Avant 1895, les Japonais avaient fait au moins deux incursions préalables dans l’archipel de Taïwan. En 1609, le shogun Tokugawa avait envoyé une mission d’exploration à Taïwan (高 砂 国 , Takayama koku ou Takasago-koku, « Le pays de la haute montagne »). Mais une tentative d’implantation sur la côte nord est repoussée par les Aborigènes – et les fièvres – en 1616.

A partir du milieu du XIXe siècle, les Japonais prennent peu à peu le contrôle des îles Ryūkyū (琉球諸島, Ryūkyū shotō), l’archipel qui s’étire entre le Japon et Taïwan, et dont l’île principale est Okinawa. Alors que les rois de Ryūkyū payaient depuis plus d’un siècle tribut à la fois aux Qing de Pékin et aux shogun d’Edo, le gouvernement de Meiji place en 1872 les Ryūkyū sous la juridiction du ministère des Affaires étrangères, puis en 1875 sous celle du ministère de l’Intérieur. En 1879, le gouvernement Meiji, soutenu par un arbitrage américain favorable, annexe les Ryūkyū, et établit une préfecture à Okinawa. A proximité immédiate donc de Taïwan.

Une autre étape est franchie en 1874. Pour se protéger d’un typhon, des pêcheurs des îles Ryukyu débarquent en 1871 au sud de Taïwan. 54 d’entre eux sont tués par les Aborigènes Paiwan à Mudan. 3 ans plus tard, lors de « l’Incident de Mudan », les Japonais débarquent un corps expéditionnaire pour « venger les pêcheurs », et affrontent les Paiwan. Ils sont aidés par d’autres groupes aborigènes. Tokyo entend se faire reconnaître des droits sur Taïwan, mais l’empereur Qing, avançant que les Aborigènes ne sont pas contrôlés par le pouvoir chinois dans cette région, et préfère verser une indemnité aux Japonais. Le gouverneur chinois du Fujian lève la délimitation des territoires aborigènes en 1875, et envoie des troupes dans les villages aborigènes. Elles se heurtent, une fois de plus, à la résistance des tribus. L’annexion des Ryūkyū et l’expédition de Taïwan en 1874 font l’objet d’une propagande pré-coloniale dans l’archipel nippon, et seront valorisées pendant la période coloniale (par exemple lors de la grande Exposition de Taïwan de 1935).

Après sa défaite militaire face au Japon en 1895, et par le traité de Shimonoseki du 17 avril 1895, la dynastie Qing abandonne toute revendication sur les Ryūkyū, et cède Taïwan et l’archipel de Penghu (les Pescadores) au Japon, à perpétuité. Les annexions des Ryūkyū, et surtout de Taïwan répondent à des considérations économiques (pour Taïwan : la fourniture de matières premières minières et forestières, et de produits agricoles ; et un nouveau marché pour les productions japonaises) et stratégiques (pour les Ryūkyū et Taïwan : une continuité insulaire au sud du Japon, en face de la Chine, et en direction de l’Asie du sud-est) #1.


Le gâteau chinois: dessin de Henry Meyer dans Le Petit Journal, 16 janvier 1898


I/ Révoltes, résistances et répression. ​ La violence coloniale, inscrite dans une histoire longue.

Refusant la cession de l’île actée par le traité de Shimonoseki #2, des notables taïwanais et chinois proclament la « République de Formose », anti-japonaise et pro-chinoise. Dirigée par TANG Jingsong puis LIU Yongfu, « L’Etat démocratique de Taïwan » se veut autonome, mais non indépendant, et se proclame clairement « vassal de l’Empereur Qing [alors l’impératrice douairière Cixi] ». Face à l’avancée japonaise, d’abord au nord, puis sur la côte occidentale, la capitale est transférée de Taipei à Taïnan. Les Japonais se heurtent à une vive résistance militaire et de guérilla, mais submergent les Républicains. L’éphémère République de Formose aura vécu 6 mois, du 23 mai au 21 octobre 1895.

Passé le chapitre de la guerre contre la République de Formose, l’historiographie ancienne passe en général assez rapidement sur la première décennie de la présence japonaise, sinon pour en souligner les réalisations précoces du nouveau pouvoir. Elle tend donc à occulter de fait les difficultés qu’ont rencontré les Japonais à assurer leur contrôle sur Taïwan. Il faudra attendre les travaux des historiens et historiennes contemporains spécialistes de la colonisation et des études post-coloniales pour mieux cerner ce qu’a été la violence coloniale #3.

Dans le cas de Taïwan, elle doit d’ailleurs être resituée dans une histoire longue de la violence #4, de « l’insécurité » et des « bandits », qui va des Qing au XVIIe siècle à 1945 #5. Cette « insécurité » apparaît dans de nombreux textes plus ou moins anciens, d’administrateurs chinois, de missionnaires ou de voyageurs étrangers. Il est évident qu’elle est largement corrélée au refoulement des Aborigènes vers les montagnes, et à la confiscation de leurs terres à des fins de colonisation par des Hans recrutés sur le continent #6. Après « l’Incident de Mudan » (1871-1874), le pouvoir impérial chinois avait ainsi lancé une série de violentes « campagnes de pacification » contre les tribus aborigènes, dénommées «Ouvrir les montagnes et pacifier les Aborigènes » (開山撫番, kaishan fufan, Opening Up the Mountains and Pacifying the Aborigines). Après que Taïwan est devenue officiellement une province de la Chine (1885), le gouverneur LIU Mingchuan (1885-1891) confisque un certain nombre de terres aborigènes au nord de l’île: il se heurte à nouveau à plusieurs tribus déjà « en rébellion depuis des décennies » #7.

Deux des principaux historiographes du tout début de la période coloniale attestent cependant des difficultés japonaises à prendre le contrôle du territoire taïwanais : dans la littérature japonaise avec l’historien TAKEKOSHI #8  ; dans le témoignage occidental du journaliste et diplomate américain James W.Davidson #9. On notera que les révoltés et les résistants y sont systématiquement qualifiés de « bandits » ou de « brigands [dohi]», ce qui justifie dès lors qu’on leur applique une justice expéditive : le nombre de 12000 « bandits » tués apparaît dans un rapport de 1902 de l’administrateur civil, mais est sans doute très sous-évalué. Les Japonais ont donc été confrontés à une résistance politique et militaire générale en 1895; à des résistances et révoltes régionales et/ou tribales aborigènes en 1900, 1901, 1902, 1903, 1906, 1915, 1917, 1930-1931, 1934 et 1937.


Bureau de la police rurale japonaise, région aborigène de Wushe, 1906


Certains épisodes particulièrement violents peuvent être relevés. Ainsi en 1906 à Yunlin (centre) #10 : lors d’un raid de représailles contre des Aborigènes qui avaient attaqué des soldats japonais, environ 6000 indigènes sont massacrés en juin-juillet 1896. L’écho en étant parvenu à la presse occidentale via des récits de missionnaires, Tokyo a du démettre le responsable japonais de la région, deux officiers ont été condamnés à des peines de prison, et l’empereur a distribué des indemnités aux victimes.  En 1907, « l’incident [ou : soulèvement] de Beipu » (北 埔 事 件), dans le comté de Hsinchu, associe des insurgés hakkas et des Aborigènes Saisiyat contre les autorités japonaises. Plus de 100 Hakkas sont tués lors de la répression par l’armée et la police japonaises. Une douzaine de révoltes s’étalent entre 1907 et 1915 : il semble que les échos de la révolution de 1911 sur le continent aient encouragé certains complots et soulèvements, dont certains se réclamaient de l’indépendance de l’île, et d’autres un retour dans le giron chinois.

En 1915, « l’incident de Tapani », ou «incident du temple Xilai » (à Taïnan, d’où est partie la révolte), est considéré comme le point culminant de la résistance armée #11. Des Han et des Aborigènes Taivoan se sont associés pour prendre d’assaut des postes de police japonais. Le mouvement, qui a proclamé un très éphémère (12 jours) «Grand royaume Ming de la compassion » (大明慈悲國),  a une dimension millénariste et religieuse, qui le rapproche de certains grands mouvements continentaux contemporains #12. C’est, en tous cas, la dernière révolte à composante chinoise ou hakka. La révolte de Tapani est généralement retenue comme fermant les deux premières décennies conflictuelles de la colonisation. Il subsiste une résistance latente et persistante des Aborigènes contre la législation restrictive de déclaration et de contrôle des armes à feu imposée par le gouvernorat.

S’ensuit une période relativement calme, jusqu’à une nouvelle période de révoltes aborigènes, en 1930-1931, puis en 1934 et enfin, en 1937. La surexploitation de certaines ressources des terres aborigènes (minerais, bois), entraîne la confiscation de terres, et parfois le recours à une main-d’oeuvre forcée. Ce qui provoque mécontentement, et résistance passive aux autorités coloniales, qui tournent parfois à la révolte au début de la décennie 1930. La plus importante est celle des Seediq, dite révolte de Wushe (霧社事件, montagnes du centre), emmenée par Rudo Mouna : partie d’une querelle verbale entre Aborigènes et policiers japonais, puis s’élargissant à des violences contre des Han confondus avec des Japonais (une fille Han portait un kimono…), elle embrase la zone, avec des centaines de victimes des deux côtés. Elle est écrasée dans le sang, les bombardements (y compris chimiques) et les incendies de villages, par les troupes japonaises et des milices aborigènes levées par le gouverneur. Ces révoltes ont été dissimulées ou disqualifiées par le régime colonial, et ultérieurement totalement occultées par le pouvoir nationaliste. Elles n’ont très progressivement réémergé qu’à la fin du siècle, avec la démocratisation et les débats sur la nouvelle identité nationale, dans la littérature, sur les écrans, et par des démarches de commémoration #13.


II/ Militaires et civils : la mise en place et l’évolution de l’administration coloniale

Maniant « le bâton et la carotte » (nous utilisons à dessein la formule dans cette configuration), le nouveau pouvoir colonial entend faire de Taïwan une « colonie modèle » #14. L’objectif du développement économique « à l’occidentale » est constant, de l’ère Meiji (1868-1912 #15) à l’ère Taishō (1912-1926 #16 ), et à l’ère Showa (1926-1945 #17). Il vise évidemment à alimenter la métropole en matières premières agricoles et minières, en produits industriels et en hommes, quand les besoins de l’armée impériale s’en feront sentir. Mais la colonisation est aussi un rapport de force politique et idéologique avec les populations dominées #18. Sur ce plan, le pouvoir colonial évoluera de l’intégration à l’assimilation, en amorçant une nipponisation sociétale via la langue, l’éducation et la culture, et en laissant aux Taïwanais des espaces d’autonomie qui auront des incidences après 1945, et laisseront des héritages persistants.


Le Palais du gouverneur-général à Taihoku (Taipei), dessin des années 1930


19 gouverneurs et trois phases principales

Le gouvernorat général, occupé par 19 gouverneurs entre 1895 et 1945 (soit une longévité moyenne de 2,5 années), a connu trois grandes phases.

– La première période (1895-1915, après la révolte de Tapani), qui est celle de la conquête militaire voit se succéder exclusivement des généraux au Bureau du gouverneur-général. Le plus connu d’entre eux est le quatrième titulaire du poste, le général vicomte KODAMA Gentarō (1898-1906). Le gouverneur-général, en charge principalement des affaires militaires et de police, se repose sur l’administrateur général civil, directeur des affaires intérieures (総 務 長官, sōmu chōkan). L’un des plus connus a été GOTŌ Shinpei (1898-190619): son action a largement marqué la première moitié de la période coloniale. Le gouvernorat s’appuie sur une bureaucratie fonctionnelle strictement hiérarchisée, reproduite dans les préfectures pour la gouvernance locale. Le contrôle des populations repose sur la généralisation du système communautaire Hoko de surveillance et de gestion des communautés #20. Jusqu’en 1918 (arrivée du premier ministre HARA Takashi), le gouvernement colonial a été autorisé à adopter des lois et des édits spéciaux, tout en exerçant un pouvoir exécutif, législatif et militaire absolu, hors du contrôle de la Diète.

– La deuxième période (1915-1935), correspond largement à l’ère de la démocratie Taishō, avec des gouverneurs civils. En 1919, le baron DEN Kenjirō (田 健治郎, 1855-1930) est nommé gouverneur-général, le premier civil à ce poste (1919-1923). Il a reçu comme lettre de mission du premier ministre HARA Takashi de mettre en place de nouvelles politiques d’assimilation sociale et politique (同化, dōka). La période est largement pacifiée (sauf entre 1930 et 1934), et caractérisée par une modernisation rapide et un réel développement économique de l’île. L’apogée de la période est la grande Exposition coloniale de 1935 #21.

– La troisième période (1936-1945) renvoie à la militarisation du régime japonais à Tokyo, et voit le retour de militaires au gouvernorat de Taïwan. La colonie doit participer à l’effort de guerre au plan économique et humain. Et les Taïwanais sont fortement incités à devenir des sujets pleins et entiers de l’empereur.


​III/ Dōka, kōminka, yamato damashī : de l’association à l’assimilation et à « l’esprit japonais » 

Les premières années de la colonisation sont marquées, à Tokyo et à Taihoku, par un débat sur le mode d’administration politique à appliquer à la colonie #22 . Un certain nombre d’acteurs, militaires ou civils, politiquement conservateurs, défendent qu’il faut établir à Taïwan un ordre colonial distinct de l’ordre constitutionnel Meiji de la métropole.

Cette thèse dite « associationniste » est défendue, par exemple, par l’historien TAKEKOSHI Yoseburō (1865-1950). Pour lui, le Japon ne peut introduire à Taïwan un ordre constitutionnel métropolitain trop récent, d’autant que l’état actuel de la colonie est trop éloigné des normes institutionnelles et politiques japonaises. Il faut donc maintenir une autorité coloniale pure et dure, sous l’autorité d’un gouverneur-général forte. Il faut également former des administrateurs coloniaux qui connaissent parfaitement la colonie, en commençant à la base de leurs fonctions avant de grimper les échelons. En revanche, il faut laisser certaine autonomie aux autochtones en matière de lois et coutumes, y compris pour que la colonie soit financièrement autonome, et non dépendante des subventions de la métropole. On retrouve là certains principes de l’Indirect Rule britannique, ou du gouvernorat néerlandais sur l’Insulinde.

« L’association » s’oppose au modèle « assimilationniste », défendu à Tokyo par les libéraux et les constitutionnalistes. Ils soutiennent l’extension à l’île de l’ordre constitutionnel et parlementaire de la métropole, pour éviter que le pouvoir colonial ne soit monopolisé par les militaires, sans possibilité de contrôle politique par la Diète. Ce modèle de l’assimilation (同化, ) est déjà mis en œuvre depuis quelques décennies dans le processus de colonisation-intégration de l’île septentrionale de Hokkaïdo, et d’intégration à l’Empire de l’archipel des Ryūkyū (Okinawa) . Il passe par l’éducation des colonisés et l’attribution (plus ou moins rapide) des droits civiques et civils métropolitains à l’ensemble des populations. C’est la position développée par HARA « David »Takashi (原 敬, 1856-1921), politicien constitutionnaliste, diplomate spécialiste de la Corée, puis ministre de l’Intérieur (1906-1913) et premier ministre (1918-1921) # 23. Il entend remplacer les militaires par des civils dans les gouvernorats coloniaux, et promouvoir la participation des Coréens et Taïwanais à la vie politique japonaise.

Le comte GOTŌ Shinpei, tenant actif du premier pan-asianisme et du colonialisme japonais, est anti-assimilationniste : il a présenté à la Diète en 1905 un texte qui aurait définitivement entériné le statut colonial de Taïwan, séparé institutionnellement et légalement de la métropole – proposition que les libéraux ont réussi à étouffer. Pour TAKEKOSHI comme pour GOTŌ, le modèle assimilationniste appliqué aux Formosans ne permettrait plus de distinguer le colonisateur du colonisé. Il ne permettrait pas non plus de prendre des mesures de police d’exception pour ramener et maintenir l’ordre. Qui plus est, il risquerait de donner des envies de révoltes à des Chinois qui, pas plus que les Sauvages, n’aiment le colonisateur japonais.

Avec l’arrivée en 1918 des constitutionnalistes libéraux au pouvoir et la démocratie Taishō , le modèle assimilationniste dōka l’emporte progressivement dans une colonie où les gouverneurs-généraux sont désormais des civils. Le baron DEN Kenjirō, premier gouverneur civil (1919-1923) supprime ainsi les lois discriminatoires en matière d’éducation ; substitue une administration civile à la gestion policière antérieure ; rend possibles les mariages entre Japonais et Taïwanaises. A Taihoku est installé un comité consultatif élu pour les affaires locales. L’objectif, officiellement déclaré en octobre 1919, est que la population taïwanaise jouisse des mêmes droits politiques que les Japonais, et que les Taïwanais s’assimilent à la société japonaise globale.

A partir du milieu des années 1930, le pouvoir militarisé confirme vouloir faire des insulaires des citoyens japonais à part entière, et transformer l’île pour qu’elle devienne une extension de son territoire, soumise aux mêmes lois que celles de la mère-patrie # 24. Les Taïwanais ont été juridiquement considérés comme citoyens japonais, qui envoient des représentants à la Diète de Tokyo, et quelques Taïwanais sont nommés par l’Empereur à la Chambre des Pairs. Ils ont accès aux emplois de fonctionnaires et à la gestion des affaires publiques : plusieurs dizaines de milliers de fonctionnaires locaux sont employés par l’administration japonaise– ce qui contraste évidemment sur ce point avec leur sort d’après 1945, et surtout 1949.

Le gouvernement colonial concentre donc ses efforts sur le «mouvement kōminka» (皇 民 化 運動, kōminka undō), visant à pleinement japoniser la société taïwanaise, en construisant «l’esprit japonais» (大 和 魂, yamato damashī ).


IV/ L’invention et le quadrillage d’un territoire 

Le comte GOTŌ Shinpei est administrateur général civil de 1898 à 1906. Il a mis en place des politiques publiques qui ont marqué toute la période coloniale. Après avoir créé un Conseil provisoire d’enquête sur « les anciennes coutumes de Taïwan » (臨時台湾旧慣調査会 #25) pour mieux appréhender le pays, son action est énergique, à la fois en terme d’affirmation du contrôle des populations, et d’impulsion initiale du développement étatique de la colonie.

– Développement : cartographie et arpentage du pays #26; établissement de monopoles d’État pour les chemins de fer et les ports ; monopoles également pour le sucre, le sel, le tabac, le camphre. Développement du réseau des chemins de fer, des routes et de l’électrification ; réseau de bureaux de poste, des services téléphoniques et télégraphiques; réseaux d’adduction d’eau et d’évacuation des eaux usées ; etc.

Contrôle : Il reprend en mains la police urbaine japonaise réputée pour sa brutalité ; remplace dans les campagnes l’armée et la police militaire par une police rurale qui quadrille le pays. Il prend des mesures coercitives contre le trafic et la consommation d’opium par l’établissement d’un Monopole. Il s’appuie sur le système communautaire traditionnel pour généraliser le système Hoko de surveillance et de gestion des communautés, qui concerne en particulier les Aborigènes, en permanence rétifs à la nouvelle autorité .


Cartographier le territoire de la colonie : carte des chemins de fer, 1935


Les Japonais « inventent » le territoire colonisé. La colonisation passe par la représentation cartographique: l’île et l’Empire sont cartographiés de toutes les manières possibles, à toutes échelles, de la capitale Taihuko (Taipei) à l’Empire (Corée, Mandchokuo), avec des panoramiques, des vues aériennes, des cartes en trois dimensions, etc. Le territoire taïwanais est « inventé » en le représentant dans sa totalité ; en l’enregistrant dans des cadastres ; en recensant toutes les populations (un enregistrement des ménages à des fins de contrôle policier, mais aussi de prophylaxie hygiéniste) ; en le quadrillant par les réseaux électriques et de canaux d’irrigation, des voies de communication (routes et chemins de fer) ; en installant des institutions hiérarchisées et homogénéisées, dont un maillage policier urbain et rural; en le représentant enfin par des musées, des enquêtes, des expositions « nationales » et interethniques.


V/ Développement économique et exploitation coloniale

La colonisation japonaise a été modernisatrice et développementiste, exploitant les ressources naturelles certes, mais aussi « mettant en valeur » le territoire, au profit principalement de la métropole impériale, mais également au bénéfice de la majorité de la population #27. On ne développera pas ici, sous forme de catalogue, tous les domaines concernés par cette politique de Tokyo : ils sont largement disponibles dans les encyclopédies en ligne et les articles universitaires. Nous indiquerons juste certains axes particulièrement significatifs.

– L’hygénisme. Lors de « l’Incident de Mudan », les Japonais ont perdu 543 hommes : 12 soldats morts au combat, et 531 terrassés par la maladie. Lors de la guerre sino-japonaise de 1894-1895, sur le continent comme à Taïwan, le nombre de morts japonais de maladie est sans commune mesure avec les morts au combat : typhus, peste, malaria, choléra, tuberculose, etc. L’hygiénisme a donc été un des axes forts de la politique coloniale, en application des «principes biologiques »: création d’une Faculté de médecine, construction d’un réseau de petits hôpitaux et de dispensaires ; assainissement des espaces publics et privés ; draînage des zones marécageuses, installation d’égoûts, et adduction d’eau potable ; campagnes de démoustication contre la malaria ; ventilation des appartements avec ouvertures obligatoire de fenêtres dans les habitations traditionnelles ; multiplication des bains publics et des salles d’eau privées ; campagnes sanitaires, puis interdiction des pots de chambre et des crachoirs ; campagnes de vaccination ; nettoyage obligatoire des quartiers, etc. Il s’agit d’imposer à un monde chinois et largement rural les normes de la propreté et de l’hygiène urbaines japonaises #28.


Une rue du centre de Taihoku, dessin des années 1930


– L’urbanisme et les architectures. Les traces de la période coloniale japonaise et de sa modernité sont encore partout visibles dans les espaces urbains. Les Japonais se sont employés, dès le début de la colonisation, à faire disparaître les paysages urbains mandchous anciens (les quartiers tortueux) et symboliques (les murailles et les portes des villes), pour leur substituer l’urbanisme « moderne » orthogonal et occidental caractérisant depuis Meiji les villes japonaises, avec les réseaux de la modernité (tramways, électricité et éclairage). Ils ont édifiés des édifices publics, adoptant en général  des architectures néo-classiques occidentales : à Taipei, par exemple, l’ancien palais du gouverneur-général, devenu palais présidentiel à partir de 1949; ou le musée du Gouverneur, un temple néoclassique, devenu Musée national de Taïwan. Dans toutes les villes : les bâtiments des gares, des postes, des banques, des compagnies d’assurance, des grands magasins, etc. Les Japonais ont, en revanche, introduit à Taïwan deux architectures traditionnelles japonaises : les temples du culte impérial shinto ; et les salles d’arts martiaux – ces dernières largement conservées de nos jours, au contraire des temples shinto.


VI/ L’action de « civilisation » par la nipponisation de la société

La stratégie d’assimilation ou de japonisation (dôka  : éducation et harmonie), puis de « soumission à l’empereur (kôminka) » passe par la langue et le système scolaire, et l’apprentissage, parfois contraint, des normes sociétales et sociales du colonisateur, ne serait-ce que le respect de la loi #29, ou de la ponctualité.

Peu après 1895, le gouvernement colonial a décrété l’enseignement primaire obligatoire (qui n’avait pas encore été mis en œuvre au Japon). Il a établi des écoles primaires publiques de style occidental à Taihoku et dans les grandes villes #30. Dans un premier temps, les écoles étaient séparées par appartenance ethnique : des écoles pour les enfants taïwanais (公 學校 , kōgakkō) ; d’autres pour les enfants japonais (小學校 , shōgakkō) ; d’autres enfin pour les enfants aborigènes. Des écoles normales ont été ouvertes. Les écoles secondaires ont initialement été réservées aux élèves japonais, alors que les autochtones étaient plutôt dirigés vers des écoles professionnelles. Les distinctions ethniques ont ensuite été atténuées à partir du milieu des années 1920, puis supprimées en 1941, les écoles nationales (國民 學校, kokumin gakkō) recevant tous les élèves. Les meilleurs élèves des lycées de Taïwan pouvaient recevoir des bourses pour continuer leurs études au Japon : le rêve de nombreux parents car offrant la garantie d’une mobilité sociale.. L’Université impériale de Taihoku recevait principalement des étudiants japonais.


Une école en zone aborigène, carte postale v. 1940


Les enfants de Taïwan ont donc été progressivement scolarisés en japonais dans l’école japonaise, primaire et secondaire #31. L’objectif du pouvoir colonial est triple : dé-siniser Taïwan et la culture han; contrebalancer le succès des écoles des Eglises missionnaires occidentales ; et, surtout à partir des années 1930, inculquer aux élèves « l’esprit japonais » . La généralisation de l’enseignement scolaire et le monopole du japonais dans la presse et les radios, se traduisent rapidement par une pratique usuelle de la langue japonaise, pratiquée en même temps que la ou les langues vernaculaires. La diffusion de la radio et du cinéma ont aidé à la diffusion de la langue japonaise. En revanche, l’encouragement par un texte de février 1940 à adopter des patronymes japonais semble n’avoir concerné que moins de 10 % des individus #32.

Les Japonais ont engagé des campagnes de lutte contre « les mauvaises habitudes» chinoises, et en particulier contre « les trois vices »  (三大 陋習, Santai rōshū) : les pieds bandés des filles et femmes (avec des campagnes incitatives à partir de 1901, et une interdiction à partir de 1915); le port de la natte par les hommes (imposé dans l’Empire par la dynastie mandchoue des Qing) ; la consommation d’opium. On y ajoutera la lutte contre l’habitude du crachat. Constatant l’omniprésence de la dépendance à l’opium dans la société taïwanaise, le Premier ministre ITŌ Hirobumi (伊藤 博文 1841-1909 #33) a d’abord voulu imposer une interdiction totale, avant d’assouplir sa politique. En 1897, le gouvernement colonial publie le premier Décret sur l’Opium, qui établit un monopole d’Etat du commerce de l’opium, et restreint la vente d’opium aux détenteurs de permis délivrés par l’administration, avec comme objectif l’abolition totale. Le nombre de toxicomanes a effectivement diminué significativement. Le gouvernorat a cependant été accusé (comme ailleurs sur le continent) de s’enrichir à travers le monopole. En 1921, le Parti populaire taïwanais a accusé les autorités coloniales devant la Société des Nations de complaisance envers la toxicomanie. Le gouvernement colonial a alors publié un nouveau Décret de l’Opium (décembre 1921) réduisant le nombre de permis délivrés, ouvrant une clinique de désintoxication à Taihoku, et lançant des campagnes de propagande anti-drogue. Le commerce de l’opium a toutefois continué jusqu’en 1945.


Un parc de Taihoku (Taipei), photographie v. 1940


Même les rites funéraires ont été « rationalisés » : incitation à l’utilisation de cercueils, à la crémation des corps ; fin des cortèges de pleureuses et de sorcières, etc. Des mariages mixtes se sont noués au fil des décennies, pour l’essentiel entre des agents japonais subalternes et des femmes aborigènes #34. Plus largement, dans le champ des pratiques sociétales et culturelles, des usages de la culture japonaise ont percolé au sein de la société taïwanaise, principalement dans les villes. On citera, au hasard : pour les femmes, le port du kimono à la place des robes chinoises traditionnelles ; dans les intérieurs, l’adoption des tatamis et des futons ; pour les garçons, la pratique des arts martiaux japonais, dans des maisons d’art martiaux butokuden construites dans toute l’île, avec des compétitions locales, régionales et nationales ; pour les enfants et les familles, les spectacles de marionnettes bukyō (武, basées sur les arts martiaux) et de théâtre japonais (même si la langue japonaise est là un obstacle pour un large public); l’engouement général pour le baseball, bel et bien introduit par les Japonais, et non par les occupants-alliés américains après 1945 : toutes les écoles de Taïwan ont une équipe de baseball dans les années 1930…


Une maison des arts martiaux (butokuden), photographie des années 1920


Les relations de proximité avec la métropole permettent une confrontation à la modernité et à la diversité japonaises, dont rend compte la Nouvelle littérature taïwanaise des années 1920-1930, certains écrivains taïwanais entrent dans les sociétés littéraires japonaises de l’époque.


VI/ Les Japonais et les Aborigènes, des « Sauvages » aux « Peuples des montagnes ».

Les pouvoirs coloniaux, qu’ils soient successivement hollandais, chinois ou japonais, ont du affronter les résistances multiformes des Aborigènes au refoulement territorial et à la spoliation des terres. Les territoires aborigènes ont été alternativement interdits d’accès par le tracé de lignes de cantonnement, soit ouverts par la contrainte à la colonisation. Les Japonais ont eu les plus grandes difficultés, dans les deux premières décennies, à assurer leur contrôle sur les zones tribales, moins pour les Aborigènes des plaines, en partie déjà intégrés au sein de la population han, que pour les Aborigènes des montagnes, « non assimilés » (高 砂 族, takasago-zoku). Ils ont eu recours initialement à l’armée et à des campagnes militaires sanglantes ; puis à l’installation de forces de police rurale, et au recours auxiliaire à des milices indigènes ; puis à des politiques d’intégration par l’école.

A partir des années 1920, des interdictions pour les Chinois de pénétrer en territoire aborigène avaient pour objectif de créer des réserves aborigènes. Certains villages sont relocalisés pour être plus accessibles, et donc contrôlables. C’est en partie dans l’objectif de dé-sinisation culturelle que les cultures aborigènes ont alors été recensées par des travaux ethnographiques japonais. En 1923, le pouvoir colonial remplace la formule « Barbares [ou : Sauvages] des montagnes » par « Tribus des montagnes », ou « Peuples des collines » #35.


Une école en zone aborigène, photographie fin des années 1930


L’Exposition impériale de 1935 donnera une place aux Aborigènes. A l’instar d’autres expositions impériale, dont bien sûr l’Exposition coloniale française de 1931 des « villages indigènes » exhibant des « primitifs, sauvages  vivants» en costumes, à civiliser encore, mais faisant déjà partie des sujets de l’Empereur. Certaines zones de montagne ont été désenclavées par le percement de routes forestières, voire de lignes de chemins de fer (dont celle d’Alishan) pour l’exploitation forestière et de certaines ressources minières. Les excès de cette exploitation foncière et forestière, et les et les exactions de certaines autorités ont provqué de nouvelles révoltes en 1930-1931 (révolte des Seediq de Wushe, menés par Mona Rudao).


Marins aborigènes de la marine impériale, v. 1943-1944


L’une des politiques d’intégration des Aborigènes a été leur recrutement dans l’armée impériale, dont les besoins iront croissants avec la politique impérialiste dans la Grande Asie. Dès la fin des années 1930, au sein du « Corps des volontaires formosans » ( 高砂義勇隊, Takasagozoku giyūtai, Formosan Volunteers Corps) se trouvent principalement des contingents aborigènes. Après l’extension de la guerre à toute la zone indo-pacifique, ces volontaires seront versés dans des unités de combat de jungle (Jungle Warfare Units), et envoyés essentiellement aux Philippines, en Indonésie et dans les archipels du Pacifique. Par ailleurs, parmi les Taïwanais qui répondront à partir de 1942-1943 aux campagnes d’appel à l’engagement volontaire dans l’armée impériale, les « Formosans pour l’armée impériale » (台籍日本兵), on trouvera également des Aborigènes pour le service au combat ou non-combattant (dans les usines de guerre, la logistique, etc.).


VIII/ Elites locales et aspirations d’auto-gouvernement

En travaillant à réduire l’identité chinoise majoritaire de la colonie au profit d’une nipponisation, la colonisation a paradoxalement contribué à faire émerger une identité taïwanaise, et des élites locales se pensant taïwanaises ou taïwano-nippones. Le pouvoir colonial, dans la phase d’association, puis dans la phase libérale et enfin dans la politique d’assimilation, a veillé à offrir des postes aux insulaires dans les administrations, principalement au niveau local. Et les interactions politiques entre la colonie et la métropole, ont permis des échanges intellectuels et idéologiques, dont certains entraîneront l’expression d’aspirations locales à plus d’autonomie. Adopter la langue du colonisateur, à ses lycées et à ses universités, c’est aussi accéder à la modernité, et aux moyens de résister à ce même colonisateur. Un classique qui présidera à tous les mouvements de décolonisation du XXe siècle…

L’élévation du niveau d’éducation a pour corollaire une demande accrue de plus de droits civils et civiques En 1921 est ainsi fondée l’Association culturelle taïwanaise, autonomiste, d’où émergera en 1927 un éphémère Parti du peuple taïwanais (TPP) #36. Existera aussi brièvement un Mouvement pour un Conseil de Taïwan. Ce sont là la préfiguration d’une conscience politique taïwanaise spécifique, les linéaments d’un indépendantisme taïwanais qui ne pourra s’affirmer dans l’espace public qu’à la fin du siècle, avec la démocratisation politique post-Kuomintang. Si la capitulation des Japonais en 1945 a été majoritairement saluée comme une libération, c’est aussi parce que les élites locales taïwanaises nourrissaient quelques espoirs, voire d’indépendance en 1945 avant de se retrouver brutalement écartées en 1945, et écrasées à partir d’autonomie de 1947. Si les cinquante années de domination nippone n’ont pas permis de transformer les insulaires en Japonais, elles ont néanmoins suffi à faire de beaucoup d’entre eux des non-Chinois .


NOTES

1 CHEN Edward I-te, Japan’s Decision to Annex Taiwan: A Study of Ito-Mutsu Diplomacy, 1894-95, Journal of Asian Studies, 1977/11, Vol. 37, No. 1, p. 61-72.

2 Un article du traité laisse aux Chinois de Taïwan une courte période pour, s’ils le souhaitent, vendre leurs biens et partir sur le continent. Il semble que le nombre de départs ait été insignifiant, en dehors de fonctionnaires et de soldats continentaux, pour l’essentiel originaires du Fujian.

3 Voir, par exemple, le texte programmatique  et méthodologique: BRANCHE Raphaëlle, La violence coloniale : enjeux d’une description et choix d’écriture, Tracés. Revue de sciences humaines, février 2010, no 19, p.29-42. Cf. https://journals.openedition.org/traces/4866?lang=en

4 La violence est marquée, du côté de certaines tribus Aborigènes, par la tradition de la décapitation des ennemis, qui fait l’objet de nombreux récits et de gravures, puis de photographies. Mais la décapitation est également historiquement pratiquée par les pouvoirs chinois, et plus tard japonais. La guerre sino-japonaise sur le continent en 1894-1895, comme la guerre de conquête de la Grande Asie par Tokyo entre 1931 et 1945, seront ponctuées par des épisodes parfois massifs de décapitation, dont le massacre de Nankin en 1937 est le plus spectaculaire côté japonais.

5 On se reportera, par exemple, à la thèse de : LOUZON Victor, L’Incident du 28 février 1947, dernière bataille de la guerre sino-japonaise ? Legs colonial, sortie de guerre et violence politique à Taiwan, Thèse d’histoire dirigée par Yves Chevrier (EHESS), soutenue le 1er décembre 2016, 591p. ; en particulier le Chapitre II : Le temps long des révoltes à Taïwan, 1683-1947, p.101 à 134. Du même auteur : Une révolte postcoloniale entre Chine et Japon. Legs impériaux dans le soulèvement taïwanais de 1947, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2017, n° 136, p.85-97. Cf. https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2017-4-page-85.htm

6 Cf. YE Ruiping, The Colonisation and Settlement of Taiwan, 1684–1945. Land Tenure, Law and Qing and Japanese Policies, Routledge, 2020, 264p.

7 Sur le « Keishan fufan », cf. CHANG Lung-chih, From Quarantine to Colonization: Qing Debates on Territorialization of Aboriginal Taiwan in the Nineteenth Century, Taipei, Academia Sinica, Institut d’histoire de Taiwan, 臺灣史研究 [Recherches sur l’histoire de Taiwan], décembre 1997, Vol.15, no 4, p.1-30. Cf. https://www.ith.sinica.edu.tw

8 Cf. le chapitre III de : TAKEKOCHI Yoseburō (竹越與三郎著, 1865-1950), Taiwan tōchi shi (臺灣統治志), Tokyo, Hakubunkan, Meiji 38 1905, 568p. ; Japanese Rule in Formosa, préface du baron Shimpei Goto, trad. par George Braithwaite, London, New York, Bombay and Calcutta, Longmans, Green, and co. , 1907, 342p. , p.92-101.

9 Cf. les chapitres XIX à XXII de : DAVIDSON James W. (1872-1933), The Island of Formosa, Past and Present : history, people, resources, and commercial prospects : tea, camphor, sugar, gold, coal, sulphur, economical plants, and other productions, 1903, London and New York, Macmillan, 692p., p.275-370. Cf. https://books.google.fr/books/The_Island_of_Formosa_Past_and_Present

10 Lors d’un raid de représailles contre des Aborigènes qui avaient attaqué des soldats japonais, environ 6000 indigènes sont massacrés à Yunlin (centre) en juin-juillet 1896. L’écho en étant parvenu à la presse occidentale via des récits de missionnaires, Tokyo a du démettre le responsable japonais de la région, deux officiers ont été condamnés à des peines de prison, et l’empereur a distribué des indemnités aux victimes.  

11 Cf. KATZ Paul R., When Valleys Turned Blood Red. The Ta-pa-ni incident in Colonial Taiwan, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2005, xvi-313p.

12 Alors que l’historiographie coloniale japonaise présente « l’incident de Tapani » comme du banditisme à grande échelle dirigé par des « éléments criminels », l’historiographie post-1945 le présentera comme un soulèvement nationaliste pour l’unification de l’île à la Chine (analyse à Pékin), ou pour l’indépendance (analyse indépendantiste à Taipei).

13 Cf. un roman graphique documenté sur la révolte aborigène de 1930-1931 : CHIU Row-long, Seediq Bale. Les guerriers de l’Arc-en-Ciel, Ed.Akata, 2013, 302p. Le dessinateur Chiu Row-long (dont l’épouse est Seediq) a d’abord participé à la rédaction, dans les années 1990, de manuels éducatifs en langue aborigène et à des documentaires sur la question aborigène. Il publie la première bande dessinée s’intéressant à « La révolte de Wushe » en 1990, qui servira de base à un documentaire en 1999, puis à un film de fiction en 2011, « Seediq Bale, Warriors of the Rainbow » du réalisateur John Woo. La BD de 1990 est rééditée à la suite du film, et traduite en plusieurs langues.

14 L’historiographie japonaise, taïwanaise et anglo-américaine sur la période coloniale est copieuse. Parmi bien d’autres, cf. LIAO Ping-hui, WANG David Der-wei(eds), Taiwan Under Japanese Colonial Rule, 1895–1945. History, Culture, Memory, Columbia University Press, 2006, 432p. ; ou : CHOU Wan-yao, Taiwan under Japanese rule (1895–1945), in: SHUBERT Gunter (ed.), Routledge Handbook of Contemporary Taiwan, Routledge 2016. Online : https://www.routledgehandbooks.com/doi/10.4324/9781315769523.ch2

15 L’ère Meiji (明治時代, Meiji Jidai, « gouvernement éclairé »), qui correspond au règne de l’empereur Mutsuhito ( 1868-1912) est marquée au Japon par l’ouverture (initialement) contrainte à l’Occident, une modernisation économique et militaire sur les modèles occidentaux, et la mise en place progressive d’institutions politiques qui restent marquée par l’autoritarisme.

16 L’ère Taishō (大正時代, Taishō jidai, « période de grande justice ») correspond au règne de l’empereur Taishō, du 30 juillet 1912 au 25 décembre 1926. La montée en puissance de la Diète et des partis démocratiques, avec extension du suffrage universel masculin à 25 ans, valent à la période le nom de « démocratie Taishō », pendant laquelle se développent les partis socialiste, communiste, des groupes anarchistes, et des groupes féministes suffragistes. La période est également marquée par une grande effervescence culturelle et artistique, qui se prolonge dans les annees 1930, jusuq’à l’arrivée au pouvoir des militaires bellicistes. Ce tableau et ces évolutions ont valu à l’ère Taishō d’être parfois comparée à la République de Weimar.

17 L’ère Shōwa (昭和時代, Shōwa jidai, « ère de paix éclairée ») correspond au long règne de l’empereur Hirohito (1926-1989), pris en main par les militaires nationalistes bellicistes et expansionnistes du début des années 1930 au cataclysme de 1945.

18 Les lectures optimistes de la « période coloniale » japonaise et de la « colonie modèle » doivent évidemment faire l’objet de… lectures critiques. Cf., par ex.dans une veine post-coloniale : HEE Nadin, Taiwan under Japanese Rule. Showpiece of a Model Colony? Historiographical Tendencies in Narrating Colonialism, History Compass, 2014, p.1-10. Online : https://www.academia.edu/10986929. Egalement : WONG Heung-wah, What Does It Mean by “Being Colonized”? Reflections on the Japanese Colonial Policies in Taiwan, Group Dynamics Theory Research and Practice, Journal of Group Dynamics, 2013, Vol.30, p.342-360. Online : https://www.academia.edu/Japanese_Colonial_Policies_in_Taiwan

19 Le comte GOTŌ Shinpei (1857-1929), médecin de formation, a été haut fonctionnaire (dans les services de santé) ; président d’université : administrateur colonial (à Taïwan entre 1896 et 1906 ; puis en Mandchourie ; puis directeur du Bureau de la colonisation (拓殖局総裁, Takushokukyoku) ; dignitaire politique (nommé à la Chambre des Pairs par l’empereur en 1903) ; plusieurs fois ministre régalien (Intérieur, Affaires étrangères), maire de Tokyo (1920. Il sera en charge de la reconstruction de la capitale après le Grand incendie de 1923). Et une des grandes figures du scoutisme au Japon (chef du mouvement en 1922). GOTŌ a été un tenant actif du premier pan-asianisme contre les impérialismes occidentaux (aux origines idéologiques ultérieur de la Grande Asie orientale) et du colonialisme japonais.

20 Cf. TSAI Hui-yu Caroline, One Kind of Control: The Hoko-System in Taiwan Under Japanese Rule, 1895-1945, Ph.D. diss., Columbia University, 1990 ; & TSAI Hui-yu Caroline, Taiwan in Japan’s Empire-Building. An Institutional Approach to Colonial Engineering, Routledge, 2011, 352p.

21 Cf. ALLEN Joseph R., Exhibiting the Colony, Suggesting the Nation: The Taiwan Exposition, 1935, 2005, (*Facs*) Exhibiting the Colony, Suggesting the Nation: The Taiwan Exposition, 1935

22 Cf. HENNESSEY John L., Rule by Association: Japan in the Global Trans-Imperial Culture, 1868-1912, Växjö, Linnaeus University Press, 2018, 322p.

23 HARA « David »Takashi (原 敬, 1856-1921) est né dans une famille de samouraïs opposés à la restauration de Meiji en 1868, il est élève d’une école catholique française, et devient francophone. Il est baptisé catholique romain en 1873. Volontairement inscrit comme roturier (平民, heimin, commoner), il sera journaliste, diplomate (à Tianjin puis à Paris, puis ambassadeur en Corée), puis vice-ministre au ministère des Affaires étrangères. Il a ensuite une carrière politique, député du parti constitutionnaliste libéral conservateur Rikken Seiyūkai, puis ministre de l’Intérieur entre 1906 et 1913. Tenant du suffrage universel et de la méritocratie, ll essaie de promouvoir des fonctionnaires compétents et motivés plutôt que des héritiers. Il sera premier ministre de septembre 1918 (suite aux « Emeutes du riz ») à novembre 1921. C’est la première fois qu’un civil a en charge des forces armées impériales. Il représente le Japon à la Conférence de la Paix en 1919, et est l’un des fondateurs de la SDN. Dans les colonies (Corée, Taïwan) il place des civils aux postes de gouverneurs, encourage la participation politique des éléments locaux.

24 Cf. CHOU Wan-yao , The Kōminka Movement in Taiwan and Korea: Comparisons and Interpretations, in : DUUS Peter, PEATTIE Mark, MYERS Ramon, (eds) The Japanese Wartime Empire, 1931–1945, Princeton: Princeton University Press, 1996, p.40-68.

25 Cf. TSU Timothy, Japanese Colonialism and the Investigation of Taiwanese “Old Customs”, in: van BREMAN J., SHIMIZU A. (eds.), Anthropology and Colonialism in Asia and Oceania, Routledge Curzon, 1999, p.129-217. Online : https://www.researchgate.net/publication/316879948_Japanese_colonialism

26 Sur la cartographie japonaise, cf. , par ex.: KEATING Jerome F., Book IV: The Mapping of Taiwan, Desired Economies, Competing Monopolies, New Perspectives on Cartography, Competing Monopolies, and the Destiny of Taiwan, Taipei, SMC Publishing Inc, 2011. Sur l’électrification, l’achèvement en 1934 de la centrale hydro-électrique du Soleil et de la Lune (日月潭, Nichigetsu-tan, Sun Moon Lake), dans le comté de Nantu, a permis de soutenir l’industrialisation du centre.

27 Cf. HO Samuel P.S., The Economic Development of Colonial Taiwan: Evidence and Interpretation, Journal of Asian Studies, 1975/2, Vol. 34, No. 2, p. 417-439. L’agriculture industrielle a été développée avec le sucre (surtout dans la première période) puis le riz (à partir des années 1920) ; et l’industrie sous direction de cadres japonais : textile, électricité, aluminium, industrie chimique. Cf. KA Chih-ming, Japanese Colonialism in Taiwan. Land Tenure, Development, and Dependency, 1895-1945, Boulder, Westview Press, 1995. Il reste quelques traces de l’industrialisation japonaise : les mines de charbon de Pingxi, à New Taipei ; l’usine de traitement des eaux de Taipei, devenue musée de l’eau potable ; plusieurs musées ferroviaires, etc . Les forêts des régions de montagne ont été surexploitées, en particulier pour y récupérer les essences rares, et les grands arbres nécessaires à la reconstruction régulière des grands temples japonais. Certaines lignes ferroviaires ont été construites pour cette exploitation forestière, par exemple la célèbre ligne d’Alishan, devenue attraction touristique majeure.

28 Du coup, après 1945, le contraste a été violent entre une société « assainie » par un demi siècle de politiques sanitaires japonaises et l’arrivée en 1949 des troupes du Kuomintang, souvent dépenaillées, sales, désordonnées, parfois pieds-nus, crachant partout, et visiblement totalement ignorantes de la modernité nippone-taïwanaise…

29 Les codes juridiques japonais, inspirés depuis Meiji des codes occidentaux, sont progressivement appliqués à la colonie à partir de l’ère Taishō

30 Cf. sur ce sujet : Cf. TSURUMI Patricia E., Japanese Colonial Education in Taiwan, 1895-1945, Cambridge, Harvard University Press, 1977; reprint 2014, 347p. ;

31 En 1944, il y avait 944 écoles primaires à Taïwan avec des taux de scolarisation totaux de 71,3% pour les enfants taïwanais, 86,4% pour les enfants aborigènes, et 99,6% pour les enfants japonais. Ces taux étaient les plus élevés d’Asie, juste derrière le Japon lui-même.

32 Cf. CHING Leo T.H., Becoming Japanese. Colonial Taiwan and the Politics of Identity Formation, University of California Press, 2001, 268p. A l’instar de son père et de son frère aîné, le futur président LEE Teng-hui (李登輝, 1923-2020) a ainsi porté entre 1940 et 1940 le patronyme d’IWASATO Masao.

33 Cf. KAZUHIRO Takii, Itō Hirobumi. Japan’s First Prime Minister and Father of the Meiji Constitution, Routledge, 2014, 264p. ITŌ est l’une des personnalités politiques les plus importantes de l’ère Meiji. Issu d’une modeste famille de bushi  de Choshu, il se spécialise en économie politique, voyage en Angleterre au début des années 1860, voyage aux États-Unis et en Europe en 1882-1883: il a de longues discussions avec Birmarck à Berlin, et à son retour, se laisse pousser une moustache bismarckienne. Plusieurs fois ministre et premier ministre, il accorde la priorité à l’industrialisation du Japon. Dans les années 1880, les finances sont remises en ordre, et les entreprises d’État sont cédées aux sociétés privées. Ito Hirobumi fait préparer la rédaction d’une constitution par les services gouvernementaux, après avoir visité les empires traditionnalistes: Allemagne bismarckienne, Autriche-Hongrie. Il a conclu de cette tournée que le système prussien de monarchie gouvernante était le plus adapté au Japon impérial. La première Constitution de l’Empire du Grand Japon est promulguée au Palais impérial le 11 février 1889. Elle est autoritaire, et peu favorable à un fonctionnement démocratique. Toutefois, Ito est soucieux de sauvegarder le rôle du Parlement, et fonde en 1900 un parti, le Rikken Seiyûkai, “Association des amis pour un gouvernement constitutionnel”. Ito est ensuite alternativement dans l’opposition et au pouvoir comme premier ministre, avant d’être écarté par des rivaux en étant nommé résident général en Corée, où il est assassiné comme tel en 1909.

34 Cf. BARCLAY Paul, Cultural Brokerage and Interethnic Marriage in Colonial Taiwan: Japanese Subalterns and Their Aborigine Wives, 1895–1930, The Journal of Asian Studies, May 2005, p.323-360. Online: https://www.researchgate.net/publication/228387526_Cultural_Brokerage_and_Interethnic_Marriage. La question des mariages mixtes n’a pas encore été chiffrée, mais elle surgit parfois dans le débat public. Certains annexionnistes radicaux à Pékin soulignent l’héritage démographique japonais, tel Victor Gao, ancien interprête en anglais du président Deng Xiao-ping: « 10 % des 23 millions de Taïwanais sont, en fait, des descendants de Japonais [qui ont occupé l’île jusqu’en 1945]. Ce sont surtout eux, les séparatistes. Quand on aura récupéré l’île, il faudra demander à chacun quelles sont ses origines. Ceux qui ont un ascendant japonais devront s’engager par écrit à soutenir la réunification. Sinon, il faudra les aider à partir ». Cité par Frédéric LEMAITRE, correspondant à Pékin, in : La Chine et Taïwan, plus éloignés que jamais, Le Monde 11/10/2021 : https://www.lemonde.fr/international/article/2021/10/11/la-chine-et-taiwan-plus-eloignees-que-jamais_6097869_3210.html

35 Cf. NANTA Arnaud, Anthropologie coloniale, « gestion des sauvages » et essentialisation des populations autochtones à Taiwan du temps de l’empire japonais (1895-1945) , Moussons, 2020, no 35, p.105-140 (*Réf.*) https://isidore.science/document/10.4000/moussons.6075

36 Cf. CHEN Edward I-te, Formosan Political Movements Under Japanese Colonial Rule, 1914-1937, Journal of Asian Studies, 1972/5, Vol. 31, No. 3, p. 477-497 ; KERR George H., Formosa: Licensed Revolution and the Home Rule Movement, 1895–1945, University of Hawai Press, 1974, 280p. Online: https://scholarspace.manoa.hawaii.edu/handle/10125/62874


L’Empire en 1937


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