« Taïwan, province de Chine » (1885-1895) : une première modernisation par LIU Mingchuan ?



Une « première modernisation » revendiquée par les deux rives

Dans les réécritures de l’histoire permises par la démocratisation du pays, et auprès de certains indépendantistes, la période de la colonisation japonaise tend à être présentée comme ayant posé les bases infrastructurelles et intellectuelles de la modernisation de Taïwan, qui ont, pour partie, permis à l’île de devenir ultérieurement l’un des « petits dragons d’Asie ». Une présentation contraire à celle de la doctrine officielle du Kuomintang, en vigueur pendant toute la « période autoritaire », qui entendait occulter la « période japonaise » sinon en terme d’oppression et de répression, et « dénipponiser » Taïwan. Contraire également à la doctrine officielle du parti communiste chinois, pour le coup légitimement fondé à dénoncer les innombrables crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis par l’armée japonaise en Chine et dans le reste de l’Asie pendant la « Guerre de 15 ans » (dénomination japonaise). Les deux parties – Taipei et Pékin- ont donc privilégié la valorisation de la décennie immédiatement antérieure à l’arrivée des Japonais, entre 1885 (quand Taïwan devient une province chinoise avec Taipei comme capitale) et 1895 (le traité de Shimonoseki). Avec une insistance particulière sur la période du gouverneur LIU Mingchuan (en poste de 1884 à 1891), que l’on peut créditer d’une première modernisation de l’île1, avec quelques réalisations fortes.

LIU Mingchuan (劉銘傳, 1836-1896, 劉銘傳) est né dans la province d’Anhui (est de la Chine), dans une famille des trois « non » : « sans argent, sans pouvoir, sans culture ». Brièvement bandit rural, trafiquant du sel de contrebande, il a ensuite mené une longue carrière militaire sous la dynastie Qing. Il a participé à la répression de la révolte des Taiping (1851-1864). Il a proposé (en vain) en 1880 de construire un chemin de fer allant jusqu’au Xinjiang, pour y maintenir le contrôle contesté de Pékin. En 1884, quand l’impératrice douairière CIXI (1861-1908) déclare la guerre à la France (un conflit qui se déroulera conjointement en Annam et à Taïwan), LIU est envoyé à Taïwan, nommé commissaire impérial pour organiser la défense des côtes de l’île contre une menace d’invasion. Il fait construire des forts et installer des batteries côtières, et réclamé l’installation permanente d’une flotte dans l’île. Il organise une contre-attaque efficace lors de la tentative de débarquement des forces françaises à Keelung d’août 1884, mais échoue à contrer un deuxième débarquement en octobre.

« Taïwan, province de l’Empire de Chine » (1885)

En 1885, Taïwan devient province de l’Empire de Chine, détachée donc du gouvernorat de Fujian (Fukien, même si la dénomination Taïwan-Fujian est maintenue encore trois ans) dont elle dépendait. Jusque-là, le principe de gouvernement de l’île était que les Hans du Fujian gouvernent Taïwan, et que les chefs politiques, les fonctionnaires et les militaires soient issus du continent, le recours à des ressources locales ne venant qu’en éventuel complément. Et chaque année, des inspecteurs mandchous et hans venaient vérifier la situation sur place. Avec le changement de statut, le bureau du gouverneur (xunfu yamen) est établi à Taipei (faute de crédits pour installer la nouvelle capitale à Taichung). LIU Mingchuan (1836-1896) est nommé gouverneur de la nouvelle province (octobre 1885- mai 1891)2, et lance un programme de modernisation, bénéficiant de crédits exceptionnels pour une période de 5 ans :

– Modernisation militaire : poursuite du développement des forts côtiers avec installation d’une artillerie moderne, construction d’un arsenal (sous la supervision de l’ingénieur militaire allemand Max E. Hecht), et achats de fusils auprès de fournisseurs européens et nord-américains.

– Modernisation des moyens d’administration : fiscalité ; affaires financières et éducation; système postal avec émission de timbres-poste; réseau télégraphique dans l’île, et pose d’un cable télégraphique entre le port de Tamsui et Fuzhou (capitale côtière du Fujian), etc. L’exploitation du charbon a été développée au nord, près de Keelung3. La ville de Taipei a brièvement bénéficié de lampadaires électriques, à titre expérimental. Le gouverneur a suscité la création d’une compagnie maritime avec 4 navires, la Taiwan Shipping Co., pour les échanges avec le continent et l’Asie orientale.

Ces mesures se sont matérialisées à travers une série de nouveaux bâtiments officiels ou privés (le siège du Bureau des voies navigables et du télégraphe; l’Atelier d’entretien des locomotives de Taipei; l’Ecole occidentale, etc.). LIU a ouvert trois écoles « sur le modèle occidental » : l’Académie occidentale (1887, 20 étudiants), l’Ecole du télégraphe (1890), et l’Ecole des Aborigènes (dite « Ecole des Fan »).

Mais la réalisation qui est le plus souvent porté à son actif à l’époque (il est qualifié souvent de « père du chemin de fer taïwanais »), et dans la deuxième moitié du XXe siècle, est la construction de la première ligne ferroviaire de l’île, reliant le port de Keelung à la capitale Taipei, soit 28,6km, avec une voie métrique (écartement 1067mm)4. L’objectif initial était ambitieux: une ligne parcourant l’île du nord au sud, pour pouvoir faire circuler rapidement des troupes et contrer ainsi des tentatives d’invasion étrangères. L’idée en avait déjà été proposée en 1877 le gouverneur du Fujian TING Jih-chang, mais ne sera acceptée par Pékin qu’en 1887. LIU a recruté des ingénieurs britanniques et allemands5. Mais les travaux ont été très difficiles, faute de crédits suffisants, et de main-d’oeuvre. LIU a du employer sur le chantier des bataillons militaires, qui n’ont guère apprécié cette affectation? Quelques erreurs classiques ont ralenti le chantier: ainsi le creusement d’un tunnel par les deux extrémités n’a pas permis aux deux tubes de se rencontrer…

Quelques éléments de lecture de la « première modernisation« 

L’effort de modernisation du gouverneur LIU est réel. Il a été relevé peu après par le journaliste et diplomate américain James W.Davidson, pourtant critique des moeurs des dirigeants et fonctionnaires chinois dans son ouvrage de 1903 « The Island of Formosa, Past and Present« . Et on comprend que l’action de LIU soit, à l’époque contemporaine, positivement valorisée et par Pékin, et par Taipei6. Il s’inscrit dans d’autres exemples contemporains sur le continent. Les objectifs de cette modernisation sont toujours principalement militaires (armer et défendre l’île contre d’éventuels envahisseurs – les Japonais, au premier chef), et ensuite civils. Les experts soulignent toutefois que l’effort de défense était fragilisé par une erreur stratégique (qui était celle de Pékin): l’absence de flotte spécifiquement déployée autour de Taïwan, que la construction de défenses côtières ne suffisait pas à compenser 7. En réalité les chefs militaires chinois raisonnaient principalement selon des logiques terrestres. Le principe de base de la politique de défense côtière de la dynastie Qing était de considérer la mer comme la Grande Muraille et les îles importantes (dont Taïwan) comme forteresses de cette muraille. Mais sans dimension maritime, avec une flotte dédiée. L’Empire n’a jamais eu de politique maritime, alors que la pression des flottes étrangères allait croissant (Russie, Japon, France, Grande-Bretagne, Allemagne).

Cet effort de modernisation est contraint et par la courte durée du mandat de LIU, et par la faiblesse des moyens financiers affectés à la province par Pékin (en partie à cause des luttes entre factions au palais impérial, qui se répercutent à Taïwan). Le gouverneur a du procéder à un enregistrement des propriétaires fonciers pour prélever des taxes sur le camphre et le thé, ce qui a provoqué localement des émeutes (Incident de Changhua, le 6 octobre 1888, contre le magistrat LI Jiatang lors du recensement foncier).

A la recherche de nouvelles ressources, LIU a également confisqué un certain nombre de terres aborigènes au nord de l’île, alors que plusieurs tribus étaient déjà en rébellion depuis des décennies: près « l’Incident de Mudan », le pouvoir impérial avait lancé une série de violentes « campagnes de pacification » contre les tribus aborigènes, dénommées « Ouvrir les montagnes et pacifier les Aborigènes » (開山撫番, kaishan fufan, Opening Up the Mountains and Pacifying the Aborigines)8. LIU a fait venir des colons du continent (Xiamen, Hong Kong, etc.) pour occuper les terres aborigènes confisquées.

LIU démissionne en 1891, officiellement pour raisons de santé – en réalité, il est victime des luttes de clans qui s’affrontent autour de l’impératrice, et rentre en Chine. Les chantiers de modernisation stagnent après son départ, faute de ressources fiscales consacrées spécifiquement à Taïwan. Le successeur de LIU, le gouverneur SHAO Youlian, suspend ainsi les travaux du chemin de fer. Et les trois écoles créées par LIU ont fermé après son départ, faute de fonds.

Après 1895, les Japonais s’appuieront sur ces premières réalisations pour les terminer, ou les amplifier: mines de charbon de Pingxi ; chemin de fer 9; système postal et télégraphique, etc. Les colonisateurs ne sont donc pas arrivés sur un terrain complètement vierge en terme d’infrastructures modernes.


NOTES

1 « L’incident de Mudan », lors d’une première incursion japonaise (1874) avait déjà amené les autorités locales, dépendant alors du gouvernorat de Fujian, à organiser quelques structures administratives, essentiellement à finalités militaires (uniformes, poudre à canon). Cf. HUA Qiang,刘铭传台湾新政评议[Commentaire de Liu Mingchuan sur la nouvelle donne à Taiwan], Journal de l’Université des sciences politiques de Nanjing, 13 mars 2006, no 3. Cf. https://www.g3mv.com/thesis/detail/437760

2 LIU était tenant d’une proclamation ultérieure de la séparation avec le Fujian, compte-tenu de l’état désastreux des finances locales à Taïwan.Il obtient donc des crédits exceptionnels de Pékin, et est chargé de trouver de nouvelles ressources sur place.

3 Toutefois, et paradoxalement, la mécanisation de l’extraction s’est traduite par une baisse de la production de charbon. Il semble que la concession des mines par LIU à un entrepreneur privé en 1889 ne soit pas pour rien dans cette diminution, qui vaudra à LIU d’être officiellement accusé à Pékin de « mauvaise gestion ».

4 Cf . TAI Pao-tsun (戴寶村), Around the Island: The History of Taiwan’s Railway (縱貫環島:台灣鐵道), 2014, 124p.

5 Les 9 locomotives à vapeur 040 ont été importées d’Allemagne, achetées à la Lokomotivbau Hohenzollern. Cf. https://zh.wikipedia.org (en mandarin)

6 En 2016 la province chinoise de Anhui (province natale de LIU) a offert un buste en bronze de LIU à l’Université Mig Chuan (MCU) à Taipei, université américano-taïwanaise, « pour la récompenser de porter le nom d’un grand modernisateur de Taïwan ». Cf. https://evpo.mcu.edu.tw/sites/

7 L’Empire procédait à l’époque à l’achat de navires de guerre en Europe, mais ils ont presque tous été affectés à la Flotte du Nord (Beiyang). En 1895, la flotte japonaise a ainsi pu attaquer Taïwan en plusieurs endroits, sans que Taipei puisse lui opposer autre chose que les batteries côtières. En revanche, la résistance terrestre a été difficile à maîtriser par les Japonais, en particulier pendant la République de Formose.

8 Sur le « Keishan fufan », cf. CHANG Lung-chih, From Quarantine to Colonization: Qing Debates on Territorialization of Aboriginal Taiwan in the Nineteenth Century, Taipei, Academia Sinica, Institut d’histoire de Taiwan, 臺灣史研究 [Recherches sur l’histoire de Taiwan], décembre 1997, Vol.15, no 4, p.1-30. Cf. https://www.ith.sinica.edu.tw

9 Le vrai « père des chemins de fer taïwanais », qui a transformé la petite ligne héritée de LIU en réseau structuré par l’axe nord-sud est l’ingénieur-en-chef japonais HASEGAWA Kinsuke (長谷川謹, 1855-1921). Il a été appelé à Taïwan par l’administrateur civil GŌTO Shinpei en 1899 : cf. https://ja.wikipedia.org/ (en japonais). La ligne longitudinale nord-sud (縱貫線, Taiwan Trunk Line), reliant Kirun / Keelung à Takao / Kaohsiung, est inaugurée le 24 octobre 1908 par le prince KOTOHITO, en même temps que le luxueux Taiwan Railway Hotel, construit en « style français » par l’architecte MATSUGASAKI Tsumunaga, formé en Allemagne, arrivé à Taïwan en 1907, et qui a également dessiné plusieurs gares taïwanaises (L’hôtel a été détruit lors du bombardement américain de mai 1945). Cf. https://www.taipeitimes.com/News/feat/archives/2021/10/17/2003766246


Médaille pour le centenaire de la première ligne de chemin de fer (1881-1981). Et imagerie du « père [japonais] des chemins de fer taïwanais« , HASEGAWA Kinsuke.


SOURCES HISTORIOGRAPHIQUES

L’historiographie disponible hors langue chinoise sur LIU et cette période est limitée. Le chapitre XVII de Island of Formosa (1903) lui est consacré : DAVIDSON James W. (1872-1933), The Island of Formosa, Past and Present : history, people, resources, and commercial prospects : tea, camphor, sugar, gold, coal, sulphur, economical plants, and other productions, London and New York, Macmillan, 1903, 692p., p.279-280. Cf. https://books.google.fr/books/The_Island_of_Formosa_Past_and_Present

On dispose pour l’essentiel d’un article ancien (et payant!) : CHU Samuel C., Liu Ming-ch’uan and Modernization of Taiwan, The Journal of Asian Studies, Nov.1963, Vol. 23, No.1, p.37-53. L’auteur renvoie à :

– une livraison de revue consacrée à la période : Taiwan Provincial Commission for Historical Documents, LIU Ming-ch’uan, périodique Wen-hsien Chuan-k’an, Aug.1953, Vol. IV,no 1-2 (en mandarin)

– une édition de textes de et sur LIU : Bank of Taiwan, Economic Research Office,Liu Chuang-shu Kung chou-i, Taipei, Taiwan Documentary Collection, 1958, no 27 (en mandarin).

On trouve en revanche de nombreux articles récents publiés sur en Chine, par ex. : HUA Qiang,刘铭传台湾新政评议 [Commentaire de Liu Mingchuan sur la nouvelle donne à Taiwan], Journal de l’Université des sciences politiques de Nanjing, 13 mars 2006, no 3. Cf. https://www.g3mv.com/thesis/detail/437760


Inauguration d’un buste de LIU, 2006 – Cf. supra, note #6

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