Quel aura finalement été le poids réel du « China Factor » dans la campagne présidentielle ?

Un sondage en mai 2023 place les trois principaux candidats dans une fourchette assez serrée, et qui a peu évolué depuis.


Alors que la campagne électorale n’avait pas encore fait émerger les candidats à la succession de la présidente TSAI Ing-wen, nous avions postulé en avril 2023 la centralité vraisemblable du « facteur chinois / the China Factor » parmi les thèmes de campagne1. Il était évident que la question des relations avec Pékin ne pouvait qu’être importante. Ne serait-ce que parce que Pékin allait, une fois de plus, interférer dans le processus électoral2. En intervenant par tous les moyens3 pour que soit battu le candidat des « séparatistes » du DPP, incarnés depuis 2016 par la présidente TSAI, et voués « aux poubelles de l’histoire ». Et pour que soit élu un candidat favorable à Pékin, si possible issu du vieux parti nationaliste du Kuomintang (KMT) ; et représentant le « choix de la paix », au contraire de « ceux qui cherchent la guerre » en voulant proclamer l’indépendance de « la province chinoise de Taïwan ». Les différents candidats se sont effectivement positionnés par rapport à Pékin, mais de manière plus modérée qu’attendue.


Vignette de Tsai Ing-wen appelant à lever le drapeau chinois sur le facebook chinois (2022)


Le positionnement des différents candidats par rapport à Pékin. Et inversement.

Tôt désigné, le candidat vert (Parti démocratique du peuple, DPP), William LAI, [lien] a mis en avant l’objectif de « Protéger pacifiquement Taïwan ». Mais, eu égard à son passé et à son ticket avec HSIAO Bi-khim, il est, de toutes manières, détesté à Pékin4. La candidat bleu (KMT), plus difficilement désigné, HOU You-yi, a promis « la paix et la prospérité », par « une approche pacifiée » avec Pékin, sur la base du « consensus de 1992 ». C’est a priori « l’homme de Pékin ». Le « troisième homme », KO Wen-je, du parti blanc (Parti du peuple taïwanais, TPP5), a mis en avant une « candidature centriste », « de troisième force », entre DPP et KMT, favorable à « des relations plus amicales » avec la Chine, et à un dialogue avec Pékin visant à « restaurer la paix et la stabilité » dans le détroit de Taïwan, tout « en maintenant le statu quo indéfiniment ». Un positionnement finalement quelque peu en décalage par rapport à des prises de positions antérieures, et qui suscite la méfiance de Pékin6. Le « quatrième homme », Terry GOU, n’a confirmé sa « candidature indépendante » que très tardivement (il s’était au tout début vu candidat investi par le KMT, auquel il avait appartenu): il est aussi connu à Pékin qu’à Washington, comme fondateur et ex-PDG de Foxconn. Mais sa candidature a fortement contrarié la Chine, car elle était susceptible d’affaiblir celle de HOU (avec lequel il aurait pu former un ticket), et surtout de morceler l’opposition au DPP, augmentant d’autant les chances de LAI d’arriver en tête, et donc d’être élu le 13 janvier.

Un « facteur chinois » relativisé ?

Or, deux mois avant la présidentielle du 13 janvier 2024 (se tiendront le même jour des élections législatives générales), plusieurs analyses soulignent que, finalement, le « facteur chinois » aura peut-être eu moins d’importance qu’attendu pendant cette campagne. Plusieurs facteurs expliquent cet état de fait. La campagne a, tout d’abord, été moins compétitive que celle de 20207 : William LAI a été constamment en tête des sondages ; la campagne de HOU You-yi a patiné dès l’été, pour des raisons internes multiples8 , et parce qu’il n’a pas su proposer une vision un tant soit peu ambitieuse du changement pour Taïwan; grand spécialiste des réseaux sociaux, KO Wen-je n’a pas mené la campagne populiste vigoureuse qui était attendue de sa part ; enfin, les longues négociations entre HOU et KO se sont terminées très tardivement en un vaudeville télévisé en direct, ruinant l’objectif d’une grande coalition pan-bleu (lien)9.

Quant au « facteur chinois » proprement dit, bien qu’en permanence sous-jacent (sauf à Pékin, où la question de Taïwan obsède XI), il semble avoir été moins évident qu’en 2020. Plusieurs hypothèses, là encore. En 2020, la campagne s’est tenue en pleine crise à Hong Kong, alors que le régime de Pékin et ses représentants locaux étaient en train d’écraser le mouvement démocratique, et de torpiller du même coup la très propagandiste idée d’« un pays, deux systèmes » . En 2024, l’émotion liée à la guerre en Ukraine (avec l’interrogation inquiète : « Après l’Ukraine, Taïwan ? ») est un peu retombée ; et les gesticulations militaires chinoises quotidiennes sont devenues presque de routine pour l’opinion publique taïwanaise. Qui a une approche moins à fleur de peau de la relation à la Chine continentale, étant entendu que l’écrasante majorité des Taïwanais se définissent désormais comme tels, sans envie de rejoindre la Grande Chine. Et ce sont donc les préoccupations de politique intérieure qui les mobilisent: emploi, logement, salaires, retraites, etc. Ce qui ne fait pas les affaires du candidat vert, son parti étant au pouvoir depuis huit ans, et de plus en plus interpellé sur ces thématiques – alors qu’il entendait sans doute justement plus tirer la campagne sur le terrain du « facteur chinois »…

On pourrait d’ailleurs en conclure que cette relativisation du « facteur chinois » est en soi la preuve que Taïwan s’affirme de plus en plus comme un Etat « normal », et donc moins préoccupé en permanence par ses relations avec le Continent, même si ce voisin fait peser une menace croissante sur l’archipel. En attendant, la présidentielle n’est pas jouée. Avec pour la présidentielle une légère avance au candidat vert, qui serait ainsi le bénéficiaire de la division de ses opposants10. Et des législatives qui semblent s’annoncer plutôt favorables au camp bleu-blanc – si tant est que leur accord pour les législatives n’éclate pas d’ici-là comme leur projet de ticket présidentiel il y a quelques semaines…


Carte chinoise du Nouvel an 2017 associant la Chine, Hong Kong, Macao et Taïwan


NOTES

1 JP.BURDY, «« The China Factor » : la question des relations avec Pékin est centrale dans la campagne électorale pour la présidentielle de 2024», 11 avril 2023. URL : https://lesmotsdetaiwan.com/2023/04/11

2 WU Jieh-Min, « The China Factor in Taiwan: Impact and Response », in: : Handbook of Modern Taiwan Politics and Society, Routledge, 2016, p.425-445. URL: https://www.researchgate.net/publication/329655217_The_China_Factor_in_Taiwan_Impact

3 BARSS Edward, Chinese Election Interference in Taiwan, Routledge, 25/9/2023, 280p. URL Summary : https://www.routledge.com/Chinese-Election-Interference-in-Taiwan/Barss/p/book/9780367743598 . L’auteur dresse un catalogue de tous les moyens mis en œuvre par la Chine, des plus classiques (déclarations politiques, propagande, pressions militaires et économiques, actions du Front Uni [The United Front Work Department, UFWD], etc.) aux méthodes occultes délictuelles (corruption d’élus et de journalistes, chantage, utilisation des réseaux criminels, etc.) et aux moyens technologiques désormais bien connus (désinformation via internet et les réseaux sociaux, hacking informatique, cyberguerre). La législation et les institutions taïwanaises ont été mobilisées dès l’amont pour contrer les manoeuvres attendues de Pékin. Cf. HSIAO Russel,« PRC Election Interference Targeting Taiwan’s 2024 Elections Tests the Anti-Infiltration Act, » Global Taiwan Brief,May 3, 2023. URL: https://globaltaiwan.org/2023/05/prc-election-interference-targeting-taiwans-2024-elections-tests-the-anti-infiltration-act/

4 Avant de devenir vice-président de TSAI Ing-wen, LAI a une longue histoire de politique indépendantiste, et sa vice-présidente HSIAO Bi-khim est sur la liste des « dix éléments inconditionnels de l’indépendance taïwanaise » (台獨頑固分子) que la Chine a promis de sanctionner pour l ‘éternité. Pour Pékin, le ticket LAI-HSIAO c’est donc « ajouter l’indépendance à l’indépendance » (獨上加獨) …

5 Le Parti du peuple taïwanais (台灣民衆黨) fondé par KO en 2019 est un hommage direct à un parti homonyme fondé en 1927 par CHIANG Wei-shui (1890-1931), un militant anti-japonais qui s’est largement inspiré de l’idéologie du fondateur du Kuomintang, SUN Yat-sen. CHIANG avait créé dès 1921 l’Association culturelle taïwanaise (Taiwanese Cultural Association, TCA, 台灣文化協會) qui, réprimée par le pouvoir colonial japonais, se sabordera en 1931.

6 Dans le passé, KO, qui s’était impliqué dans les manifestations étudiantes du mouvement Tournesol en 2014, avait pu être perçu comme plus « vert » que le DPP. Dès lors, un tandem avec le candidat KMT a pu apparaître comme un attelage contre nature, d’autant plus que le principal négociateur d’un tel ticket n’était autre que l’ancien président MA Ying-jeou (2008-2016), connu pour son positionnement pro-Pékin, et visé comme tel par le mouvement Tournesol. En cas d’accord HOU-KO, on aurait alors eu avec KO un vert devenu bleu – ce qui n’aurait d’ailleurs pas été totalement nouveau dans l’histoire du mouvement vert depuis la démocratisation dans les années 1990. Selon la formule locale, KO aurait eu « des os bleus sous une peau verte » (綠皮藍骨)…

7 HIOE Brian, « Why are the 2024 elections seemingly less competitive than the 2020 elections? » Taiwan Insight, 1 December 2023. URL: https://taiwaninsight.org/2023/12/01/why-are-the-2024-elections-seemingly-less-competitive-than-the-2020-elections/

8 Parmi lesquelles : le mécontentement du secrétaire général du KMT, Eric CHU, qui se serait bien vu lui-même candidat ; le reproche fait par la vieille garde du parti à HOU  d’être un natif taïwanais, un benshengren, et non un continental d’origine, un waishengren. On lui a aussi reproché des positions trop modérées sur les relations entre les deux rives du détroit (comprendre : pas assez pro-chinoises) : le KMT lui a donc adjoint JAW Shaw-kong, un waishengren, comme candidat à la vice-présidence. Partisan de la ligne dure, il est susceptible de réunir sur son nom le « vote de fer » des tenants du « bleu profond », alors que HOU est déprécié comme « bleu pâle »…

9 Le mot d’ordre du Kuomintang au début de l’année 2023 était : « Unir le camp pan-bleu et toutes les forces non-vertes » (團結泛藍、非綠)

10 Cf. ROCTUS Jasper, « As Two Go Blue, will Green be the Tertius Gaudens of Taiwan’s 2024 Elections? » Taiwan Insight,4 December 2023. URL: https://taiwaninsight.org/2023/12/04/as-two-go-blue-will-green-be-the-tertius-gaudens-of-taiwans-2024-elections/ . En sociologie (chez Georg Simmel, par exemple), « Tertius Gaudens / Le tiers qui se réjouit » qualifie la tierce partie qui tire bénéfice de la division ou de la rivalité entre les deux parties principales. Cf. HINTERMEYER Pascal, «Les tiers, au coeur de la dynamique conflictuelle », in: Éthique et négociations climatiques / Tiers, conflits, négociations, Négociations. Conflit, décision et délibération, no 24, 2/2015, p.131-142. URL: https://shs.hal.science/halshs-02150172/document