Un triangle de sécurité États-Unis-Japon-Philippines est en voie de construction



Avec en arrière-plan le principe de « l’Indo-Pacifique libre et ouvert » (initié en 2016 par le Japonais Shinzo Abe, et adopté par Washington et la guerre en Ukraine (depuis février 2022), le think tank américain Center for Strategic and International Studies (CSIS) a organisé en septembre 2022 à Tokyo un dialogue trilatéral « Track 2 » États-Unis-Japon-Philippines 1. Il s’agissait de débattre des perspectives de coordination d’une alliance stratégique entre les trois pays, en particulier face aux défis de la politique chinoise de « zone grise » (grignotage territorial et harcèlement politico-militaire ou cyber, sans conflit déclaré), ou en cas de conflit ouvert avec la Chine sur Taïwan.

Le Japon est confronté à la pression croissante de Pékin autour des îles Senkaku (Diaoyu pour Pékin, Diaoyutai pour Taipei), et à la multiplication des circulations navales et aériennes chinoises (parfois associées aux forces russes) dans le détroit de Miyako – certes ouvert à la navigation internationale2, mais qui est bordé par l’archipel d’Okinawa, place-forte des Américains au Japon. De leur côté, les Philippines sont confrontées à l’accaparement par les Chinois d’archipels (Spratleys, Paracels), îles et autres îlots et rochers en mer de Chine méridionale ; et à l’intensification des circulations navales et aériennes chinoises dans le canal de Bashi, qui sépare Luçon de Taïwan. Quand aux Etats-Unis, interventionnistes depuis longtemps dans le Pacifique occidental, ils disposent depuis le début des années 1950 de nombreuses bases sur la « première chaîne d’îles » qui s’étire du Japon à l’Indonésie ; et renforcent ce dispositif dans le cadre de leur rivalité systémique avec la Chine populaire, dont Taïwan est l’enjeu conflictuel le plus évident.

Alors que le Japon révise sa doctrine sur la question de Taïwan, augmente significativement son budget de défense (de 1 % du PIB à 2 %), et remilitarise les îles de son archipel Nansei 3; alors que les Etats-Unis reviennent aux Philippines par des accords sur l’utilisation de neuf bases de Manille , les modalités de construction d’une « triade Washington-Tokyo-Manille » se discutent et se précisent4.

Dans le cadre des traités existants, la coordination stratégique entre Washington et Tokyo s’est renforcée, en même temps que les installations militaires américaines et nipponnes à Okinawa, et sur les îles de l’archipel Nansei.

Le Japon, dont les principales routes commerciales transitent par la mer de Chine méridionale, est devenu ces dernières années un partenaire de sécurité pour les Philippines : Tokyo a fourni à Manille des avions de patrouille maritime, des navires de garde-côtes et des radars. Et le Japon participe aux exercices annuels américano-philippins Balikatan, et à divers engagements bilatéraux de la marine et des garde-côtes. Le développement de ces liens militaires a jeté les bases d’un possible accord d’accès réciproque (Reciprocal Access Agreement, RAA) entre Tokyo et Manille, comparable à ceux que le Japon a signés avec l’Australie et le Royaume-Uni. Toutefois, sur ce dossier comme sur beaucoup d’autres, Manille et Tokyo avancent prudemment, pour ne pas provoquer trop directement Pékin, dont on connaît en Asie les capacités de représailles économiques.

Les nouvelles options de défense américano-philippines récemment publiées (printemps 2023) dans le cadre de l’élargissement de l’Enhanced Defense Cooperation Arrangement (EDCA, 2014) de cinq à neuf bases, ne nomment pas explicitement Taïwan, mais incluent des éléments sur les réponses conjointes aux tensions régionales potentielles – en mer de Chine et dans le détroit de Taïwan. En particulier en matière de surveillance du canal de Bashi. A Manille, on ne sait cependant toujours pas précisément comment la nouvelle administration Marcos prend en compte l’éventualité d’un conflit à Taïwan, au-delà des nouveaux accords avec Washington. La capacité des Philippines à maintenir la présence de ses garde-côtes et de sa marine en mer de Chine méridionale est essentielle pour y défendre la sécurité maritime et la liberté de navigation. Mais les ressources de Manille sont limitées, à l’inverse de la croissance de celles de Pékin. Une aide significative ne pourrait donc venir que de Washington et de Tokyo, dans le cadre d’un renforcement des liens de cette « triade » sur la partie centrale de la « première chaîne d’îles » – à laquelle l’Australie pourrait d’ajouter dans le cadre d’AUKUS et du QUAD…


NOTES

1 Le dossier du CSIS est disponible en pdf.  :https://csis-website-prod.s3.amazonaws.com/s3fs-public/2023-01/230201_Poling_Building_Triad.pdf. Voir également: ORDANIEL Jeffrey, BAKER Carl W., «South China Sea, East China Sea, and the Emerging US-Japan-Philippines Trilateral », Honolulu (Hawaï), Pacific Forum, Issues & Insights, April 2023, Vol. 23, CR1. URL: https://pacforum.org/publication/issues-insights-vol-23-cr1-south-china-sea-east-china-sea-and-the-emerging-us-japan-philippines-trilateral; URL pdf. : https://pacforum.org/wp-content/uploads/2023/04/Issues-and-Insights-Vol-23-CR1-1.pdf

2 En temps de paix, les navires de guerre peuvent circuler librement sans déclaration préalable dans les détroits et canaux au nom du principe de « passage inoffensif » défini par le droit maritime international. Les Chinois le rappellent régulièrement à propos du détroit de Miyako et du canal de Bashi, mais essaient d’exiger que les marines circulant en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan fassent des déclarations préalables, voire demandent une autorisation à Pékin, au nom de la souveraineté de la Chine sur ces eaux.

3 L’augmentation des budgets de défense du Japon reste très inférieure à celle des budgets chinois. Le Japon est confronté à une crise démographique durable, qui rend difficile le recrutement annuel de militaires pour ses forces d’auto-défense (JSDF).

4 POLING Gregory B., NATALEGAWA Andreyka, FALLIN Danielle, « Building a U.S.-Japan-Philippines Triad », Washington D.C., CSIS Brief, February 1, 2023. URL: https://www.csis.org/analysis/building-us-japan-philippines-triad