
Les réseaux de câbles autour de Taïwan début 2023
Les câbles de communication sous-marins sont l’infrastructure essentielle de l’ère numérique. 99 % de toutes les communications numériques transocéaniques (échanges internet, stockage cloud, transactions financières, e-mails, messagerie vocale, etc.) sont acheminées par des câbles sous-marins à fibre optique1. Malgré le développement des technologie satellitaires, les câbles sous-marins restent le moyen le plus rapide, le plus efficace et le moins coûteux d’envoyer des informations numériques à travers le monde dans un avenir prévisible. Le réseau mondial des quelques 500 câbles sous-marins (pour 1,3 millions de kilomètres) est donc une infrastructure stratégique critique2.
Malgré les cyberattaques russes et le déluge de missiles, l’Ukraine a réussi depuis février 2022 à rester connecter à l’internet depuis le début de l’offensive russe. Et la manière dont l’Ukraine a utilisé les réseaux sociaux pour sensibiliser l’opinion internationale à sa cause et documenter les crimes de guerre a montré qu’internet était désormais un outil majeur en temps de guerre. Mais l’Ukraine est un Etat continental, et le conflit y est pour l’essentiel terrestre. Les câbles sont vulnérables, mais réparables et la redondance n’est pas difficile.

Il en va autrement pour les câbles sous-marins. La vulnérabilité de ce type d’infrastructures de communication est particulièrement importante. Ils peuvent être endommagés par des événements naturels, en particulier par les séismes de forte magnitude, et les glissements de terrains ou tsunamis qu’ils entraînent. Les séismes de 1995 et de 2006 ont ainsi entraîné la rupture de plusieurs câbles (18 coupures sur 8 câbles en 2006) au sud-est de Taïwan3. En janvier 2019, une éruption volcanique sous-marine a rompu l’unique câble reliant l’archipel des Tonga à l’internet : les îles se sont retrouvées pratiquement coupées du monde, avec un ralentissement considérable des connexions pendant plusieurs semaines, et une très faible bande passante maintenue par un accès satellitaire.
Les câbles sous-marins peuvent également être endommagés par des activités humaines : des actions de chalutage, ou des opérations de dragage ou d’aspiration de sable. Dans le cadre d’opérations d’espionnage et de cyberopérations, les câbles peuvent faire l’objet d’opérations de détournements ou de piratage. Enfin, en cas de préparation d’une opération militaire, ou dans un conflit engagé, les câbles être volontairement sectionnés par des plongeurs, des drones sous-marins, ou des sous-marins ou des plongeurs, et les stations terrestres détruites par des bombardements.
Février 2023 : le 30e « incident » sur les câbles reliant Matsu à Taïwan
Début février 2023, les deux câbles sous-marins reliant les îles Matsu (archipel au large des côtes chinoises, appartenant à Taïwan4) à Taïwan ont été coupé par des navires chinois : le premier le 2 février par un bateau de pêche ; le deuxième le 8 février par un cargo qui a jeté son ancre sur le câble. La connexion internet est des plus réduites (jusqu’à 10 ou 15 minutes pour l’envoi d’un simple sms…), en attendant les réparations. Fâcheuse coïncidence, ou pas ? Ces deux incidents ne doivent peut-être rien au hasard, puisque c’est la 30e fois que ces câbles sont endommagés depuis 20175 : 5 fois en 2021, 4 fois en 2022… La plupart des ruptures sont passées inaperçues, car elles se produisaient sur un seul câble, l’autre prenant le relais en redondance. Cette fois, les deux câbles ont été rompus.

Par rapport aux moyennes annuelles mondiales, et alors que le tracé des câbles est précisément cartographié, les « incidents » à Matsu sont donc beaucoup plus fréquents que la norme statistique, qu’ils résultent d’actions de pêche, ou de dragage systématique de sable par des excavatrices chinoises dans les eaux taïwanaises, malgré les interventions incessantes des garde-côtes. Les analystes sont donc nombreux à estimer que les « incidents » de Matsu ressortent de la « guerre grise » que mène Pékin contre Taïwan. Ils permettent de gêner Taipei , de lui imposer d’importantes dépenses de remise en état et des contentieux avec ses assureurs; de démoraliser les populations concernées ; de mesurer les réactions politiques et techniques de l’île, etc. Avec un problème qui vaut à l’échelle globale : la pénurie actuelle de navires câbliers (la flotte mondiale est d’environ 60 unités, plutôt anciennes).
Le dépendance de Taïwan à 14 câbles
L’île de Taïwan est extrêmement dépendante des câbles sous-marins en fibre optique : environ 95% du trafic données et voix de cet Etat passent par 14 câbles internationaux (non compris les câbles locaux reliant Taïwan à ses îles périphériques, dont Matsu) et quatre stations d’atterrissage6. Leur rupture serait susceptible de provoquer un black-out numérique quasi général dans l’île et de largement couper ses connexions avec le reste du monde. Ne resteraient alors plus que des accès satellitaires à internet, mais la priorité serait accordée aux organisations gouvernementales et aux secours aux victimes du conflit.

Pour réduire les risques, Taïwan a entrepris d’établir une redondance des circuits avec la pose de nouveaux câbles dont l’un va relier les États-Unis aux Philippines ; et un autre le Japon à l’Asie du sud-est. Une ou deux stations d’atterrissage supplémentaires sont également en projet. Le principal acteur commercial de télécommunications, Chunghwa Telecom (CHT), envisage l’acquisition de son propre navire câblier. A l’exemple de ce qui s’est fait en Ukraine, avec l’utilisation réussie du système Starlink de SpaceX (entreprise d’Elon Musk7), la technologie des satellites en orbite terrestre basse avec plusieurs centaines de relais terrestres est également étudiée par le ministère taïwanais des Affaires numériques (MODA), pour pallier la rupture possible des câbles.
Un problème régional Asie-Pacifique et des enjeux globaux
Cette dépendance aux câbles sous-marins concerne en réalité toute la région Asie-Pacifique, avec ses nombreux archipels et ses multiples îles dispersées : le Japon, qui ne dispose que de deux stations d’atterrissage, est aussi fragile que Taïwan ; 40 câbles atterrissent à Singapour. D’autant que de nombreux câbles essentiels transitent par la mer du Chine méridionale, revendiquée par Pékin qui ne cesse d’y renforcer sa présence militaire, et met des obstacles à la pose de certains câbles8. .

Enfin, la question des câbles transocéaniques fait l’objet d’une intense rivalité technologique et géopolitique entre les deux puissances en rivalité systémiques que sont les Etats-Unis (et leurs alliés : Britanniques, Japonais) et la Chine9.
Jean-Paul Burdy
NOTES
1 Pour une approche globale, cf. MOREL Camille, Géopolitique des câbles sous-marins , CNRS Editions, Biblis, mars 2023, 200p. ; et la longue analyse de : BURDETTE Lane, « Leveraging Submarine Cables for Political Gain: U.S. Responses to Chinese », Princeton University,The Journal of Public and International Affairs (JPIA), May 5, 2021.URL : https://jpia.princeton.edu/news/leveraging-submarine-cables-political-gain-us-responses-chinese-strategy
2 BUEGER Christian, LIEBETRAU Tobias, « Protecting Hidden Infrastructure: The Security Politics of the Global Submarine Data Cable Network », Contemporary Security Policy, March 1-23 2021, p.391-413. URL: https://doi.org/10.1080/13523260.2021.1907129
3 Cf. les cartes: https://www.submarinenetworks.com/news/cables-cut-after-taiwan-earthquake-2006 ; & : https://www.researchgate.net/figure/Effect-of-the-2006-Taiwan-earthquake-on-submarine-cables-5_fig1_224545001
4 A quelques kilomètres des côtes chinoises, cet archipel, comme celui de Qemoy/Kinmen, a fait l’objet de plusieurs tentatives de conquête par la Chine dans les années 1950. Parmi les scénarios d’une guerre d’agression de Pékin, l’une des hypothèses est une invasion initiale de ces archipels par la Chine, comme première étape signifiant à Taipei que Taïwan doit se rattacher au continent pour éviter une guerre générale. Cf. la thèse de : GANDIL Alexandre, La République de Chine (hors Taiwan). Construction et territorialisation du politique vues depuis Kinmen (Quemoy), sous la direction de Françoise Mengin, soutenue en 2022.
5 BRAW Elisabeth, « China Is Practicing How to Sever Taiwan’s Internet. The cutoff of the Matsu Islands may be a dry run for further aggression », Foreign Policy, February 21, 2023. URL: https://foreignpolicy.com/2023/02/21/matsu-islands-internet-cables-china-taiwan/ .
6 Carte des câbles : https://www.submarinecablemap.com/country/taiwan ; et Carte des stations d’atterrissage : https://www.submarinenetworks.com/stations/asia/taiwan
7 En octobre 2022, Elon Musk a soutenu dans le Financial Times l’idée que Taïwan, à l’instar de Macao ou de Hong Kong, pourrait devenir une « zone administrative spéciale » sous contrôle chinois, une position dénoncée à Taipei et applaudie à Pékin.
8 EVERINGTON Keoni, « China obstructs new subsea cable to Taiwan », Taiwan News,March 15, 2023. URL : https://www.taiwannews.com.tw/en/news/4835599 . Il s’agit en particulier du Southeast Asia-Japan Cable 2 (SJC2), qui reliera le Japon à la Corée du Sud, la Chine, Taïwan, Hong Kong, au Vietnam, à Singapour et à la Thaïlande.
9 Cf. une revue de la littérature scientifique dans BUEGER Christian, LIEBETRAU Tobias, 2021, op.cit. Selon une analyse de Bloomberg, les entreprises américaines possèdent tout ou partie de 22 % des câbles actuels, et la Chine environ 4 %. Cf. HEIJMANS Philip, WANG Cindy, ELLIS Samson, « Taiwan Tensions Raise Alarms Over Risks to World’s Subsea Cables », Bloomberg News, October 27, 2022.URL: https://www.bnnbloomberg.ca/taiwan-tensions-raise-alarms-over-risks-to-world-s-subsea-cables-1.1838046. Et : BROCK Joe, « U.S. and China wage war beneath the waves – over internet cables », Reuters,March 24, 2023. URL : https://www.reuters.com/investigates/special-report/us-china-tech-cables/
