La base de missiles d’Ishigashi-shima, en construction fin 2021
La Chine exerce une pression militaire croissante dans la zone Asie-Pacifique, et en particulier dans le détroit de Taïwan et en mer de Chine orientale. « La question de Taïwan » en est évidemment l’épicentre stratégique. A rebours de la relation traditionnellement extrêmement prudente du Japon à Taïwan depuis 1972, c’est bien cette « question de Taïwan » qui amène Tokyo à accélérer ces dernières années la (re)militarisation de l’archipel japonais des Ryūkyū (ou archipel Nansei).

Le Japon, voisin immédiat de Taïwan
A l’exception de l’archipel Daitō situé en mer des Philippines, l’archipel Nansei (南西諸島, Nansei shotō, « archipel du sud-ouest »), ou îles Nansei, s’étire en arc de cercle en mer de Chine orientale, entre Kyūshū et Taïwan, le long de la fosse océanique des Ryūkyū (à l’est de l’archipel). Il est composé de l’archipel Satsunan (préfecture de Kagoshima) au nord; de l’archipel Ryūkyū (préfecture d’Okinawa) au sud. En relation directe avec « la question de Taïwan », la sécurité de l’archipel Nansei est devenue un enjeu majeur pour Tokyo dans la dernière décennie. Car la souveraineté et l’intégrité territoriale de Taïwan ne peuvent être disjointes de la protection du sud du Japon, en particulier d’Okinawa, et celle des détroits qui permettent d’accéder au Pacifique (et à ses eaux profondes, inexistantes en mer de Chine orientale)– et qui sont régulièrement empruntés par la marine chinoise (manoeuvrant parfois avec la marine russe) , au nom du principe de « passage inoffensif » défini par le droit maritime international 1.
Si la Chine devait s’emparer de Taïwan, l’Armée populaire de libération (APL) ne serait qu’à 62 milles marins (110 kilomètres) de l’île de Yonaguni, le point le plus occidental du Japon avec les îles d’ Iriomote, Miyako et Ishigaki. Et à 350 milles (650 km) de l’île d’Okinawa, qui abrite 74 %des forces américaines déployées au Japon. Les eaux territoriales et la zone économique exclusive (ZEE) du Japon sont donc également à proximité du nord-est de Taïwan (ce qui ne va d’ailleurs pas sans contestations bilatérales). Un éventuel blocus naval chinois autour de Taïwan, que Pékin a semblé anticiper à l’occasion de plusieurs manœuvres militaires d’ampleur depuis 2020, ne pourrait qu’empiéter directement sur ces îles périphériques, mais aussi sceller au profit de Pékin le sort des îles Senkaku disputées entre le Japon, Taïwan et la Chine. Certains scénarios font également l’hypothèse d’un flot de réfugiés taïwanais cherchant à rallier les îles japonaises les plus proches en cas d’invasion chinoise.

La pression chinoise sur l’arc des Ryūkyū vue par le Japon dans son Livre blanc de la défense 2021.
Le Japon (re)militarise ses îles occidentales

Source: Livre blanc de la défense, Tokyo, 2022
Tokyo a entrepris de construire, ou renforcer, des installations militaires sur les îles occidentales. A partir de 2016 en installant des forces à Yonaguni, son île la plus occidentale et la plus proche de Taïwan ; en 2019 sur les îles de Miyako et Amami Oshima ; en 2023 à Ishigaki2. L’adoption de la Loi chinoise sur les garde-côtes de 20213 a amené le Japon à accélérer le mouvement, en renforçant également ses propres installations de gardes-côtes sur ces îles, chargés de patrouiller dans les îles Senkaku. La montée en puissance des gesticulations et manœuvres chinoises autour de Taïwan en 2022 a amené à de nouvelles décisions. Avec, tout particulièrement, l’installation de batteries de missiles anti-navires4 et anti-aériens, et d’unités de surveillance et de guerre électronique, sur de nombreuses îles des Nansei. Une brigade amphibie de déploiement rapide a été constituée à partir de 2018 pour renforcer en cas de besoin ces unités de missiles et de guerre électronique, ou mener des opérations de débarquement et reprise de territoires japonais envahis. Le pré-positionnement de dépôts de munitions et de réserves de carburants vise à anticiper l’éclatement d’un conflit qui supposerait des opérations militaires d’urgence sur zone, en attendant l’arrivée de renforts et de ravitaillement.


Installations des JSDF à Yonaguni (2016) & à Miyako (2022)
La centralité d’Okinawa dans la défense nippo-américaine
Après 1945, Okinawa5 est devenu l’une des principales installations militaires américaines du Japon occupé, d’abord sous administration militaire, puis sous administration civile, avec de nombreuses bases de l’armée de l’air, de la marine, de l’armée de terre et des Marines. La souveraineté en a été rétrocédée à Tokyo le 15 mai 1972, après des années de manifestations des habitants6. Cette forte pression de l’opinion publique locale pour le déménagement ou la relocalisation des bases américaines persiste, bien qu’atténuée7.


Les Américains à Okinawa: carte mémorielle (années 1950) et emprises actuelles (2022)
Dans la reconfiguration géopolitique régionale, Okinawa présente un caractère de centralité stratégique dans la relation bilatérale de sécurité Etats-Unis-Japon, avec la sécurité de Taïwan en arrière-plan 8. D’une part, en cas de conflit ouvert à Taïwan, l’Armée populaire de libération pourrait chercher à contrôler les zones environnantes. L’hypothèse d’une attaque sur Okinawa n’est pas inenvisageable, les Chinois cherchant ainsi à empêcher les États-Unis d’intervenir directement pour aider Taïwan. D’autre part, les bases américaines d’Okinawa seraient chronologiquement et géographiquement au premier chef impliquées en cas de déflagration dans le détroit de Taïwan et en mer de Chine orientale. Dans ces scénarios, les accords de sécurité américano-japonais seraient évidemment activés. Les autorités japonaises (qui stationnent d’importants contingents sur l’île et les archipels voisins, qu’elles sont en train de renforcer) seraient amenées à apporter leur soutien aux Américains, et les Américains à défendre la souveraineté du Japon dans l’archipel Nansei.
Par sa localisation à mi-chemin entre le Japon et Taïwan, sur un détroit de Miyako stratégique pour l’accès au Pacifique, Okinawa est essentielle pour les opérations de l’armée américaine en mer de Chine orientale. Ce qui permet de comprendre, dans la conjoncture géopolitique tendue autour de Taïwan, pourquoi elle bénéficie d’un important redéploiement des forces, dans le cadre du « pivot asiatique » vers l’Indo-Pacifique annoncé par le président Barack Obama en 2011. Washington a annoncé en janvier 2023 un redéploiement d’ici 2026 de ses Marines sur l’archipel, sous la nouvelle appellation de Marine Littoral Regiments en les équipant de missiles et de drones, au détriment de l’artillerie classique et des blindés lourds. Le déploiement de drones MQ-9 Reaper permettra de renforcer la surveillance maritime de la mer de Chine orientale, avec un groupe bilatéral américano-nippon pour en analyser et partager les informations.
NOTES
1 En particulier le détroit de Miyako, entre Okinawa et Miyakojima, principale voie d’accès au Pacifique. Ainsi en avril 2021 : un groupe naval chinois, formé autour du porte-avions Liaoning, traverse le détroit de Miyako, et y mène des manoeuvres dans les eaux proches de Taïwan, observé de près par la marine japonaise.
2 La proximité d’Ishigaki avec les Senkaku en a longtemps fait une destination prisée des politiciens nationalistes japonais, venus afficher leur détermination de « faucons » en matière de sécurité nationale et de souveraineté sur les îles disputées.
3 L’entrée en vigueur, le 1er février 2021, de la loi chinoise portant sur la police maritime, qui évoque la possibilité de l’usage de la force armée par les garde-côtes du pays, a été abondamment relayée par les médias des pays d’Asie du Sud-Est (comme les Philippines) et du Japon. Les affirmations de Pékin selon lesquelles « cette loi rapproche la Chine des standards internationaux » sont très loin d’avoir convaincu… Cf. PERON-DOISE Marianne, « La loi chinoise sur les garde-côtes va-t-elle provoquer de nouvelles tensions sur les mers d’Asie ? », theconversation.com, 25 février 2021. URL: https://theconversation.com/la-loi-chinoise-sur-les-garde-cotes-va-t-elle-provoquer-de-nouvelles-tensions-sur-les-mers-dasie-155417
4 Le missile anti-navire de type 12 est le premier missile de croisière à longue portée du Japon. Il peut être lancé du sol, à partir d’un navire ou d’un avion. Il a vocation à être utilisé pour frapper des bases ennemies et des centres de commandement et de contrôle, dans le cadre de la « capacité de contre-attaque » récemment validée.
5 Sur l’archipel éponyme, Okinawa (沖縄本島, Okinawa hontō, « île principale Okinawa » ; okinawaïen : 沖縄) était l’île principale du royaume des Ryūkyū (琉球国) qui versait tribut à la fois à Pékin et à Tokyo, jusqu’à son annexion par le Japon en 1879.
6 La bataille d’Okinawa entre avril et juin 1945 a été d’une violence inouïe, l’une des plus sanglantes de la guerre du Pacifique (le nombre de morts civils est estimé à 100-150 000). Les bases américaines, qui occupent environ le cinquième de la superficie d’une île étroite, sont totalement imbriquées dans le tissu urbain, avec les nuisances liées, en particulier les décollages et atterrissages incessants. D’où un fort contentieux avec les populations locales, traumatisées par l’histoire (1945), ulcérées par l’occupation qui dure (prostitution, trafics), et par les exactions ou crimes commis par des militaires américains bénéficiant du statut de l’extra-territorialité. En 1995, trois militaires américains violent une fillette de douze ans, suscitant un mouvement de protestation à l’échelle de l’île rappelant par son ampleur les manifestations de de l’immédiat après-guerre. Les gouvernements américain et japonais forment un Comité d’action spécial sur Okinawa, et acceptent de réduire l’empreinte des forces américaines. Ils ont également accepté de confier aux autorités japonaises tout membre du personnel américain inculpé de crimes majeurs, tels que viol, meurtre et incendie criminel. Les hommes reconnus coupables du viol de 1995 ont été condamnés à la prison au Japon, et d’autres crimes ultérieurs ont été poursuivis par les autorités japonaises. En juin 2018, alors âgé de 95 ans, à l’occasion du Okinawa Memorial Day (le 23 juin),et à l’invitation de la Taiwan-Japan Peace Foundation, l’ex-président taïwanais LEE Teng-hui s’est rendu à Okinawa pour rendre hommage aux soldats originaires de Taïwan tués lors de la bataille de 1945. Il y a dévoilé un monument, le Taiwanese War Deaths Commemoration Memorial (台灣人戰亡者慰靈碑).
7 Un petit courant indépendantiste se réclame du royaume de Ryūkyū (et a pris contact récemment avec les indépendantistes écossais). Il est soupçonné d’être soutenu par la Chine: Pékin encouragerait en sous-main et le sentiment anti-américain et l’indépendantisme à Okinawa, comme dans d’autres régions de l’Asie-Pacifique (en Nouvelle-Calédonie).
8 Cf. CHANG I-wei Jennifer, «Japan’s Policy Shift on Taiwan Centers on Okinawa », Washington D.C., Global Taiwan Institute, Global Taiwan Brief, 11/8/2021. URL:https://globaltaiwan.org/2021/08/vol-6-issue-16/

Yonaguni, l’île la plus occidentale du Japon, et la plus proche de Taïwan