The World After Taiwan’s Fall… Et si la Chine réussissait à s’emparer de Taïwan ? Une étude du Pacific Forum, fin 2022.


Think tank américain créé après la Deuxième guerre et consacré à l’Asie-Pacifique, basé à Honolulu (Hawaï), le Pacific Forum publie de nombreuses études sur les évolutions géopolitiques et stratégiques régionales. L’intérêt croissant porté à la Chine de Pékin y est évidemment proportionnel à la montée en puissance de celle-ci. Et l’hypothèse d’une agression chinoise contre Taïwan prend du corps, l’Ukraine ayant été un signal d’alarme strident : une puissance révisionniste peut ne pas hésiter à utiliser la force pour atteindre ses objectifs. Après l’Ukraine, Taïwan ?… Après avoir envisagé des scénarios de conflit qui verraient les Etats-Unis intervenir, ou pas, pour défendre Taïwan1, le Pacific Forum s’est récemment interrogé sur les lendemains d’une victoire chinoise sur Taïwan. Nous en avons résumé le propos – sans l’assumer à ce stade.

SANTORO David, COSSA Ralph A. (eds), «The World After Taiwan’s Fall », Honolulu (Hawaï), Pacific Forum, Issues & Insights, February 2023, Vol. 23, SR2, 80p. URL : https://pacforum.org/publication/issues-insights-vol-23-sr2-the-world-after-taiwans-fall. URL pdf. :https://pacforum.org/wp-content/uploads/2023/02/IssuesandInsights_VOL23_SR2.pdf  



Introduction

La menace de la République populaire de Chine sur Taïwan va croissant: amélioration rapide de ses capacités militaires; tensions à haut niveau dans le détroit (culminant en août 2022)2. Cette menace est mieux prise en compte aux Etats-Unis, mais aussi au Japon et en Australie, qui s’expriment désormais plus publiquement sur le sujet. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a amené plusieurs Etats de la région à s’interroger sur les intentions chinoises à court terme; et sur le risque de déclenchement d’un conflit par dérapage ou erreur. A ce jour donc, le risque est réel d’une agression chinoise, depuis les attaques de la « zone grise » à une possible opération militaire.

Un premier Pacific Forum s’était attaché aux scénarios alternatifs possibles:

– la Chine attaque Taïwan, qui tombe faute d’aide extérieure des États-Unis ou d’autres Etats.

– la Chine attaque Taïwan, qui tombe malgré l’aide des États-Unis (scénario « trop peu, trop tard »).

On s’est jusque là focalisé sur la planification d’une guerre, et sur les wargames3, mais nettement moins sur les conséquences d’une victoire de la Chine en Indo-Pacifique. Or, il est primordial de savoir avant pourquoi il ne faut pas perdre la guerre, en anticipant les conséquences d’un échec. Car l’impact d’une prise de contrôle de Taïwan par la Chine serait majeur : l’incapacité à l’empêcher détruirait la crédibilité des États-Unis et de leurs engagements de défense auprès de leurs alliés et partenaires, non seulement en Asie, mais à l’échelle mondiale. Dans les deux cas, la Chine deviendrait la puissance dominante et imposerait une Pax Sinica agressive, avec un risque de nucléarisation accrue de l’Asie-Pacifique: Japon, Corée du Sud, Australie.

Pour le moment, l’urgence à prévoir et réagir n’est pas suffisamment prise en compte. Il faut donc y sensibiliser fortement les Etats-Unis et leurs alliés, qui doivent rapidement prendre des mesures fortes sur l’architecture de sécurité indo-pacifique.

Six perspectives nationales ou régionales

Le Pacific Forum a confié l’exercice à 6 auteurs originaires de zones différentes : États-Unis (Ian Easton), Australie (Malcolm Davis), Inde (Jabin Jacob), Japon (Matake Kamiya), République de Corée (Duyeon Kim) et Europe (Bruno Tertrais). Avec à chaque fois les deux scénarios de la chute de Taïwan: sans l’aide américaine; malgré l’aide américaine. Avec comme destinataires de l’exercice les Etats-Unis, mais aussi la Chine, à des fins de dissuader Pékin.

Chapitre 1) Ian Easton sur une perspective américaine. La chute de Taïwan serait désastreuse, quel que soit le rôle ou la non-intervention des Etats-Unis. Taïwan disparaît en temps que nation démocratique et économie de haute technologie. Le système d’alliances américain s’effondre, sauf si les Etats-Unis se sont fortement impliqués dans la défense de l’île. Certains Etats rallient la Chine, d’autres se nucléarisent.

Chapitre 2) Malcolm Davis sur une perspective australienne. La chute de Taïwan serait un accélérateur de la pression chinoise dans toute la région, et une défaite substantielle pour les Etats-Unis. La marine chinoise aurait un libre-accès au Pacifique. Pékin exercerait une forte pression pour que l’accord AUKUS soit remis en cause. La Nouvelle-Zélande pourrait adopter un positionnement moins pro-occidental. Canberra devrait recalibrer et repenser en profondeur sa politique de défense, son alliance avec les États-Unis et ses relations stratégiques dans la région.

Chapitre 3) Matake Kamiya sur une perspective japonaise. Taïwan a une valeur considérable pour le Japon, et sa chute aurait de graves répercussions pour Tokyo, qui serait amené à reconsidérer les modalités de son alliance stratégique avec Washington, qui aurait failli. Si le Japon, hypothèse vraisemblable, s’est engagé dans la défense de Taïwan, il y a un risque de la Chine veuille lui en faire payer le prix. Si la Corée du sud acquiert l’arme nucléaire, le Japon ferait sans doute de même.

Chapitre 4) Duyeon Kim sur une perspective coréenne. Quel que soit le scénario, la chute de Taïwan aurait des conséquences majeures pour la Corée du sud : doutes sur les engagements de sécurité américains ; forte probabilité de chercher à acquérir l’arme nucléaire. Beaucoup dépendrait aussi des intentions chinoises après la bataille. Et de l’attitude de Pyongyang, qui pourrait être tentée d’attaque le sud avec un encouragement chinois.

Chapitre 5) Jabin Jacob sur une perspective indienne. Il y aurait un risque de tension encore accrue sur la frontière sino-indienne. L’Inde serait amené à recentrer totalement sa sécurité nationale sur les relations avec la Chine dans l’environnement régional, tout en se distanciant de Washington. Des pays asiatiques seraient susceptibles de s’éloigner des Etats-Unis et de se rapprocher de Pékin : les Philippines et la Thaïlande, par ex.

Bruno Tertrais sur une perspective européenne.

Dans le chapitre 6 du rapport du Pacific Forum, Tertrais souligne que l’Union européenne n’a commencé que récemment à s’inquiéter de la Chine et des possibilité d’un conflit à propos de Taïwan. La « question de Taïwan » a donc longtemps été impensée, les Européens estimant initialement qu’une crise militaire dans le détroit ne menacerait pas leur propre sécurité. Les choses évoluent avec la montée des tensions. En application de la politique « d’une seule Chine » exigée par Pékin, l’Union européenne « reconnaît le gouvernement de la République populaire en tant que seul gouvernement légal de la Chine [et] soutient le statu quo et le règlement pacifique des différends à travers le détroit de Taiwan, rejetant l’utilisation ou la menace de la force.» Mais en même temps l’UE, qui a ouvert un Bureau européen de l’économie et du commerce à Taïwan, souligne que « Pour l’UE, Taïwan est un pays fiable et un partenaire apprécié en Asie. L’UE et Taïwan partagent des valeurs communes telles que la démocratie, l’Etat de droit et les droits humains. Nous sommes tous deux engagé à défendre le multilatéralisme et l’ordre international fondé sur des règles. L’UE et Taïwan partagent des objectifs communs : relever les défis posés par la pandémie de covid, et promouvoir la stabilité, la sécurité, et une croissance durable. »

La « question de Taïwan » est donc désormais prise en compte. En l’état, les Européens ne souhaitent pas être pris dans les feux croisés de la Chine (partenaire économique) et des Etats-Unis (partenaire stratégique et protecteur militaire). D’où la recherche d’un équilibre hors du système bipolaire Chine-Etats-Unis. Mais, dans l’hypothèse d’une invasion de Taïwan par la Chine (à la date théorique de 2025), les conséquences économiques (dans le secteur des semi-conducteurs, en particulier) et stratégiques (la sécurité globale, les intérêts de certains pays dans l’Indo-Pacifique: France, Royaume-Uni ) de la chute de Taïwan seraient très problématiques pour l’Europe. La prise de Taïwan par la Chine entraînerait la « redéfinition de l’ordre international », et serait « une attaque fondamentale contre l’ordre juridique international. ».

Scénario 1 / . Dans l’hypothèse d’une non-intervention américaine pour défendre Taïwan, ce serait un choc énorme vus les engagements pris par les Etats-Unis vis-à-vis de Taïwan. Cela signifierait que l’Europe devrait désormais envisager de se défendre seule. L’importance d’une défense européenne autonome renforcée ne peut alors qu’être soulignée. La Russie pourrait être tentée d’exploiter la faiblesse démontrée des Etats-Unis. Tertrais est spécialiste des questions nucléaires. Pour lui, il y a peu de risques qu’il y ait prolifération nucléaire en Europe en dehors des deux Etats dotés (donc de facto une sorte de parapluie nucléaire anglo-français), car la norme de non-prolifération y est forte. Sauf peut-être du côté de la Turquie, qui pourrait vouloir se lancer dans un programme d’armement nucléaire.

* Scénario 2 / Dans l’hypothèse d’une « défaite à Taïwan » malgré une intervention américaine, les Européens ne seraient sans doute pas prêts à « mourir pour Taïwan ». L’Europe devrait reconstruire sa propre architecture de sécurité, la relation à l’OTAN devant être redéfinie en fonction des choix américains. Plusieurs pays européens (Royaume-Uni, France) chercheraient à renforcer leurs liens avec des pays de l’Indo-Pacifique échappant à la Chine (Inde, Australie, Japon – si celui-ci n’est pas « neutralisé » par la Chine…). Mais on n’oubliera pas que la France a été humiliée et échaudée par l’affaire de l’AUKUS et des sous-marins australiens en octobre 2021…

Les conséquences économiques d’une chute de Taïwan pour l’économie européenne et l’économie globale seraient autrement plus lourdes que celles de l’Ukraine. L’UE serait amenée à prendre des sanctions très lourdes contre la Chine : sera-t-elle capable d’imposer à Pékin des sanctions aussi lourdes que celles imposées à la Russie dans le secteur énergétique ? La Chine présente des vulnérabilités dans le secteur des semi-conducteurs. L’Europe accélérerait probablement sa transition pour réduire sa dépendance vis-à-vis de la Chine, mais avec des risques de divisions internes. Et sa dépendance à la Chine est beaucoup plus forte que la dépendance à la Russie. Les pays européens très dépendants du marché chinois (une Allemagne restée merkélienne…) sont peu susceptibles de changer leur approche, sans y être contraints par des circonstances majeures. UE et Chine étant dans une situation de dépendance économique réciproque.Mais ne pas oublier que la Chine est aussi très dépendante de son accès au marché unique européen.

> Les recommandations de Tertrais aux Européens sont donc fermes, et à méditer – et mises en oeuvre. En substance : « Arrêtez de rêver. Commencez à limiter les dépendances technologiques, économiques et financières à la Chine. Ne rêvez pas à une Europe médiatrice entre les États-Unis et la Chine. Préparez-vous à une invasion de Taïwan. Faites savoir à Pékin qu’une guerre contre Taïwan lui coûterait extrêmement cher en termes économiques. Avec des sanctions très lourdes dans les technologies avancées (semi-conducteurs). La Chine a besoin du marché unique européen. Donc il faut défendre la paix par la dissuasion économique. ».

Quelques conclusions

Peu importe que Taïwan tombe sans (la pire hypothèse, dévastatrice pour la crédibilité de Washington) ou malgré (une hypothèse à peine moins pire), une intervention américaine et des alliés de Washington. La crédibilité des États-Unis aux niveaux régional et mondial serait gravement endommagée, voire détruite. De même que ses réseaux d’alliances. La Chine, la Russie, la Corée du Nord seraient beaucoup plus agressives. Après Taïwan, la Chine pourrait être tentée par d’autres aventures au Japon (archipel Nansei, Okinawa) ou en mer de Chine méridionale (Philippines). Taïwan conquise serait « une cheville ouvrière des ambitions hégémoniques de la Chine à travers l’intégralité de l’Asie de l’Est ».

Face à cela, soit les Etats-Unis se replient dans la «forteresse américaine», ce qui serait un accélérateur de la victoire pour la Chine dans tout l’Indo-Pacifique; soit il faut anticiper sérieusement la chute de Taïwan, et réfléchir à ses possibles conséquences en termes d’alliances renouvelées et/ou renforcées. En tous cas, il faut sensibiliser toute la région, et en particulier les alliés, sur ce qu’impliquerait une chute de Taïwan. Plusieurs auteurs estiment qu’il faudrait bâtir un équivalent asiatique, indo-pacifique, de l’OTAN. A tout le moins une architecture collective de dissuasion et de défense plus forte dans l’Indo-Pacifique. Les différents auteurs sont cependant en désaccord sur le partage du nucléaire dans la région par les Etats-Unis, certains penchant plutôt pour l’hypothèse d’évolutions nationales autonomes. Ils sont également en désaccord sur la nécessité du maintien (Japon, Corée du Sud) ou de l’abandon de « l’ambiguïté stratégique » face à la Chine. L’essentiel étant cependant que la Chine ne devrait pas douter que les États-Unis, dans le cadre de leurs alliances régionales, répondraient militairement, mais aussi économiquement, politiquement et diplomatiquement, à une invasion de Taïwan.

NOTES

1 COSSA Ralph A., «U.S.-Taiwan Deterrence and Defense Dialogue: Dealing with Increased Chinese Aggressiveness », Honolulu (Hawaï), Pacific Forum, Issues & Insights, October 2021, Vol. 21, CR3. URL: https://pacforum.org/publication/issues-insights-vol-21-cr-3-us-taiwan-deterrence-and-defense-dialogue-dealing-with-increased-chinese-aggressiveness; URL pdf. : https://pacforum.org/wp-content/uploads/2021/10/issuesandinsights_Vol21_CR3.pdf ;

&: COSSA Ralph A., «U.S.-Taiwan Deterrence and Defense Dialogue: Responding to Increased Chinese Aggressiveness», Honolulu (Hawaï), Pacific Forum, Issues & Insights, December 2022, Vol. 22, CR2. URL: https://pacforum.org/publication/issues-insights-vol-22-cr2-us-taiwan-deterrence-and-defense-dialogue-responding-to-increased-chinese-aggressiveness; URL pdf. : https://pacforum.org/wp-content/uploads/2022/12/IssuesandInsights_Vol22_CR2-2.pdf

2 MAIZLAND Lindsay, «Why China-Taiwan Relations Are So Tense? », Council on Foreign Relations- CFR, August 3, 2022 URL: https://www.cfr.org/backgrounder/china-taiwanrelations

3 PETTYJOHN Stacie, WASSER Becca, DOUGHERTY Chris, « Dangerous Straits: Wargaming a Future Conflict over Taiwan », Washington D.C.,CNAS, Center for a New American Security, June 2022. URL : https://www.cnas.org/reports/dangerous-straits-wargaming-a-future-conflict-over-taiwans; URL pdf : https://s3.amazonaws.com/files.cnas.org/CNAS+Report-Dangerous+Straits-Defense-Jun+2022-FINAL-print.pdf



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