Les relations « derrière le rideau » de l’OTAN avec Taïwan se renforcent discrètement.


Les Américains poussent l’OTAN à s’impliquer dans la zone Indo-Pacifique

L’OTAN, historiquement alliance militaire et politique euro-atlantique, tend à s’impliquer dans les évolutions de la zone indo-pacifique1. L’OTAN est donc logiquement concernée par Taïwan.

Eu égard à l’importance globale des routes commerciales maritimes dans la zone, et à la circulation en Indo-Pacifique de navires des marines de ses Etats-membres, l’OTAN est de plus en plus concernée par l’expansionnisme chinois en mer de Chine méridionale (Pékin prétendant à sa souveraineté, au contraire de l’avis définitif rendu en 2016 par la Cour permanente d’arbitrage de La Haye2 ), et ses implications pour la stabilité régionale et globale3. L’OTAN soutient « l’Indo-Pacifique libre et ouvert » proposé par l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe en 2016, et immédiatement endossé par Washington. Les « partenaires de l’Asie-Pacifique » (selon la terminologie OTAN), Japon, Corée du sud, Australie, Nouvelle-Zélande, ont ainsi été invités à participer ès-qualités au sommet de l’OTAN à Madrid, les 29 et 30 juin 2022. Cette implication de l’OTAN en Asie-Pacifique est loin d’être nouvelle : elle remonte à la décennie 20004, et s’est concrétisée dans la décennie suivante par la signature de Programmes individuels de partenariat et de coopération (IPCP) entre l’OTAN et plusieurs capitales5.


Les « partenaires de l’Asie-Pacifique » au sommet de l’OTAN à Madrid, juin 2022


L’importance géopolitique de Taïwan ne cesse de croître : au plan économique certes, avec la place essentielle de l’île dans la production de semi-conducteurs  (on a pu le mesurer lors de la crise du covid-19 et la rupture des circuits globaux d’approvisionnement); mais surtout parce que la Chine de XI Jingping a fait de l’île un enjeu politique intérieur et international central, et annonce une « réunification 6» inéluctable, de gré ou de force. Ce qui pèse de plus en plus lourd dans les enjeux stratégiques globaux.

L’OTAN n’entretient pas de relations officielles avec Taïwan, mais…

Le principe de la « Chine unique » imposé par la Chine à tout Etat qui entend entretenir des relations diplomatiques avec Pékin suppose de ne pas entretenir de relations diplomatiques avec Taipei, et de relever (sinon d’accepter) que « Taïwan est une partie intégrante de la Chine ». Ce principe s’impose à tous les Etats membres de l’OTAN, et à l’Alliance elle-même. Il n’y a donc pas de reconnaissance diplomatique de Taipei par l’OTAN, et donc de relations officielles possibles. Tout se passe donc « behind the curtain », « derrière le rideau »7

Outre l’entraînement de militaires taïwanais par les Etats-Unis, dans le cadre des relations bilatérales, il existe des relations informelles et des coopérations discrètes entre l’OTAN et Taïwan dans les domaines de la défense et de la sécurité : échanges d’informations stratégiques ; visites non officielles ; participation taïwanaise à des exercices militaires conjoints ; etc.

Certains des matériels livrés ou à livrer à Taipei par les Etats-Unis sont aux standards de l’OTAN : ainsi, en cours, du système de liaison de données tactiques entre unités militaires LDT-22, destiné à rattraper le retard taïwanais par rapport aux équipements de la Chine 8. Ils peuvent faciliter des opérations conjointes ultérieures, exercices ou engagement dans un conflit. En avril 2023, un haut responsable de la sécurité nationale de Taïwan, TSAI Ming-yen devant les députés du Yuan législatif que Taïwan partageait « en temps réel » des renseignements avec les pays des « Five Eyes » (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), dont trois sont membres de l’OTAN, et les deux autres « partenaires »9

En janvier 2023, un lieutenant-colonel de l’armée de l’air taïwanaise de la base aérienne de Hsinchu (nord de Taïwan) a confirmé sa participation, en 2021, à un semestre de formation au Collège de défense de l’OTAN à Rome10. Précisant qu’il « s’agissait d’un échange universitaire et non militaire »… L’OTAN a précisé que qu’elle n’avait « pas de partenariat officiel avec Taïwan », mais que les établissements d’enseignement de l’OTAN – Collège de défense à Rome (qui assure principalement des formations théoriques11), École d’Oberammergau (qui est un centre de formation opérationnelle12) -, qui ne font pas partie de la structure de commandement de l’OTAN recoivent des acteurs toute la région [Indo-Pacifique], y compris de Taipei ».


Rasmussen avec la présidente TSAI à Taipei, 4 janvier 2023


Les relations officieuses avec l’OTAN se lisent à travers des visites en général révélées par les médias taïwanais. En janvier 2023, l’ancien secrétaire général de l’OTAN, le Danois Anders Fogh Rasmussen, en visite au titre de la Fondation Alliance des démocraties (qu’il a fondée et dirige depuis 2017) a été reçu à Taipei par la présidente TSAI Ing-wen, le vice-président LAI Ching-te, le ministre des Affaires étrangères Joseph WU, etc. Rasmussen est le premier ancien secrétaire général de l’OTAN à se rendre à Taïwan13. Les discussions ont porté sur « les libertés démocratiques, les menaces militaires chinoises et la stabilité régionale ». En avril 2023, le ministère de la Défense taïwanais a confirmé à demi-mot que le général de corps d’armée français Olivier Rittimann, qui préside l’Académie de défense de l’OTAN s’est rendu en toute discrétion à Taïwan fin mars 202314. Il y a rencontré ses homologues de l’Université de la Défense nationale à Taoyuan, au nord de l’île.

Relevés sur les seuls premiers mois de 2023, ce sont là autant de traces significatives des relations non-officielles entre l’OTAN et Taipei.

Les limites et défis des relations OTAN-Taïwan

Au-delà des contraintes diplomatiques (la « Chine unique ») et des très fortes pressions chinoises sur les Etats membres européens de l’Alliance, le développement de relations entre l’OTAN et Taipei est freiné par plusieurs éléments : rôle des Américains dans cette implication accrue de l’OTAN en Indo-Pacifique ; divergences entre Etats membres.

Face à la Chine, les Etats-Unis cherchent à renforcer l’ensemble de leurs relations bilatérales, « minilatérales 15» et multilatérales dans la zone indo-pacifique, en particulier par la construction ou l’évolution de structures sécuritaires régionales pro-américaines (QUAD et QUAD+ ; AUKUS) ; et par le renforcement d’alliances militaires (Japon, Philippines). Il est clair que Washington est à la manœuvre pour une plus forte implication de l’OTAN sur zone, ce qui est lisible à travers les « recommandations » de nombre de think tanks américains plus ou moins para-gouvernementaux. Cette pression américaine (soutenue par le Royaume-Uni ou l’Australie, par exemple) peut susciter des tensions au sein de l’Alliance atlantique.

Les divergences au sein de l’OTAN ont, par exemple, été illustrées par des déclarations récentes du président Macron autour de l’hypothèse de l’ouverture d’un bureau de l’OTAN à Tokyo16. Il a rappelé que le champ d’intervention de l’Alliance, euro-atlantique, est défini, et limité, par la Charte de l’Atlantique, et en particulier dans les Articles V et VI17. Plus largement, certains pays membres sont très prudents en raison de l’importance de leurs relations économiques avec la Chine (cas de l’Allemagne), ou des spécificités de leur politique étrangère (cas de la France, entre héritage de la souveraineté gaulliste ; et de la volonté d’affirmer une autonomie stratégique par rapport aux Etats-Unis). Au plan global, la volonté de ne pas s’impliquer en tant qu’Etats européens dans ce qui est dans une certaine mesure un bras de fer bilatéral Etats-Unis-Chine doit également être envisagée.

On n’oubliera pas de mentionner la double crainte de Pékin de voir apparaître une « OTAN asiatique », un néologisme visant la multilatéralisation des alliances militaires bilatérales américaines (AUKUS, par exemple), et l’approfondissement des relations entre l’OTAN et certains pays de la région (Japon). En ce sens, Pékin exerce des pressions politiques et économiques sur les pays membres qui exprimeraient des velléités de plus impliquer l’Alliance atlantique en Asie, et de se rapprocher (officieusement) de Taipei. Il s’agit donc de neutraliser les capitales occidentales, au sens propre du terme. Et de dénoncer les incursions de navires des flottes occidentales en mer de Chine méridionale ou dans le détroit de Taïwan, quand la marine chinoise vogue de son côté à l’occasion en Méditerranée ou dans la Baltique, manoeuvrant à l’occasion avec la flotte russe…


Caricature de Vadot, Le Vif, 15 juin 2021


Les points d’équilibre restent donc à trouver entre l’OTAN euro-atlantique et les soutiens de l’OTAN aux Etats-Unis et à leurs alliés dans l’Asie-Pacifique. En attendant, c’est à Vilnius que se tiendra le prochain sommet de l’OTAN, en juillet 2023. La capitale de la Lituanie où s’est déjà tenue, en avril, la conférence OTAN-Indo-Pacifique18. Une capitale vilipendée et sanctionnée par la Chine depuis qu’elle a osé autoriser en novembre 2011 l’ouverture d’un « Bureau de représentation de Taïwan » au lieu de l’habituel « Bureau de représentation de Taipei », toléré par Pékin…



NOTES

1 KRIMI Sonia (rapporteure), NATO and the Indo-Pacific Region, NATO Parliamentary Assembly, 24 March 2022, 20p. URL: https://www.nato-pa.int/download-file?filename=/sites/default/files/2022-05/.pdf . On se reportera utilement à plusieurs articles du dossier : « OTAN vs Russie », Diplomatie no 121, Aix-en-Provence, Areion Group, mai-juin 2023, 98p ; dont les articles de : BONDAZ Antoine, « La Chine, priorité stratégique de Washington », p.74-77 ; et de PERON-DOISE Marianne, « Le Japon, champion de l’Indo-Pacifique américain », p.78-79. Egalement : « Géopolitique de la Chine », Les Grands Dossiers de Diplomatie no 73, avril-mai 2023, avec notre article : BURDY Jean-Paul, « Taïwan , entre manoeuvres chinoises et pivot asiatique américain », p.52-53.

2 Cf. https://pca-cpa.org/fr/cases/7/ , et le texte de l’arrêt  de la CPA du 12 juillet 2016 (501 pages): https://pcacases.com/web/sendAttach/2086

3 «Beijing is substantially building up its military forces, including nuclear weapons, without any transparency. It is attempting to assert control over the South China Sea, and threatening Taiwan » : Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, juin 2022. Cf. « NATO declares China a security challenge for the first time », Al Jazeera 30/6/2023. URL https://www.aljazeera.com/news/2022/6/30/nato-names-china-a-strategic-priority-for-the-first-time

4 Lors de son sommet à Riga en 2006, l’OTAN avait annoncé son intention d’étendre sa coopération avec des Etats non-membres, dans le contexte des opérations militaires en Afghanistan, auxquelles participeront plus ou moins directement jusqu’en 2020 certains contingents de l’Asie-Pacifique (Japon, Australie, etc.).

5 Signature de Programmes individuels de partenariat et de coopération (IPCP) : Mongolie, Corée du sud,Nouvelle-Zélande (2012), Australie (2013), Japon (2014).

6 Nous plaçons « réunification » entre guillemets, l’utilisation du terme étant celle du discours de Pékin – comme la formule « Taïwan, province rebelle », chère à l’Ambassade de Chine à Paris. Taïwan n’ayant jamais appartenu à la République populaire de Chine proclamée en 1949, le terme qui devrait être utilisé est celui « d’unification » – mais on sait que les tenants d’un rattachement à la RPC ne représentent qu’un pourcentage infime de la population taïwanaise.

7 Ce qui n’est pas sans rappeler le secret (relatif) qui a entouré le « Bai-tuan », « le Groupe Blanc » des ex-officiers japonais employés par Tchang Kaï-chek pour former ses officiers dans les années 1950-1960. Cf. notre post : https://lesmotsdetaiwan.com/2021/12/19/de-1949-a-1968-le-groupe-blanc-bai-tuan-compose-danciens-officiers-superieurs-japonais-a-secretement-aide-a-la-formation-de-larmee-de-tchang-kai-chek-a-ta/

8 « Taïwan pourra être doté du système sécurisé Liaison 22 de l’OTAN » Taipei,RTI,26 mai 2023.

9 « Taiwan has ‘real time’ Five Eyes links », Taipei Times, April 27, 2023. URL: https://www.taipeitimes.com/News/front/archives/2023/04/27/2003798678

10 « Taiwan officer reveals details of rare interaction with NATO », Reuters, January 11, 2023. URL : https://www.reuters.com/business/aerospace-defense/taiwan-officer-reveals-details-rare-interaction-with-nato-2023-01-11/

11 https://www.ndc.nato.int/

12 https://www.nato.int/docu/manuel/1995/ma32710f.htm

13 « Former NATO Secretary General visits Taiwan », Taipei, RTI, 03 January, 2023.URL : https://en.rti.org.tw/news/view/id/2008798; & : https://focustaiwan.tw/politics/202301030005 ; & : https://www.reuters.com/world/former-nato-boss-urges-countries-show-china-consequences-if-it-attacks-taiwan-2023-01-05/

14 Le général Olivier Rittimann (légionnaire, de l’arme du génie), aurait accompagné une délégation de l’Université tchèque de la Défense. On sait que depuis l’élection de Petr Pavel à la présidence de la République tchèque le 9 mars 2023, les relations entre Prague et Taipei se sont intensifiées. Ancien chef de l’état-major général tchèque (2012-2015), Pavel a présidé le comité militaire de l’OTAN de 2015 à 2018. Cf. HORTON Cris, « NATO official visits Taiwan as patchwork approach to countering Beijing emerges », The China Project, May 24, 2023. URL: https://thechinaproject.com/2023/05/24/nato-official-visits-taiwan-as-patchwork-approach-to-countering-beijing-emerges/

15 Le terme (adjectif ou substantif), relativement récent en théorie des relations internationales, qualifie le regroupement d’un petit nombre de partenaires sans institutions dédiées volumineuses: un statut intermédiaire donc entre le bilatéral (qui peut d’ailleurs être inclus dans le minilatéral) et le multilatéral… Cf. PANNIER Alice, Le «minilatéralisme » : une nouvelle forme de coopération de défense, Politique étrangère,2015/1, p.37-48. URL: https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2015-1-page-37.htm

16 « France objects to Nato plan for office in Tokyo », The Financial Times, June 5, 2023 : URL : https://www.ft.com/content/204e595f-5e05-4c06-a05e-fffa61e09b27

17 En pratique, plusieurs opérations militaires de l’OTAN ces dernières décennies ont toutefois relativisé ce « champ d’intervention » statutaire, de l’Irak entre 2004 et 2011 à la Libye en 2011 et à l’Aghanistan entre 2015 et 2021…

18 « NATO Deputy Secretary General stresses closer cooperation with Indo-Pacific partners », NATO, April 21, 2023. URL: https://www.nato.int/cps/en/natohq/news_214056.htm


Caricature anti-américaine du Brésilien Latuff, Global Times (Pékin), juillet 2022