L’assassinat d’ABE Shinzo  (安倍晋三) le 8 juillet 2022 : « The Abe factor », ou la disparition du « meilleur ami japonais de Taïwan »


Le Premier ministre ABE Shinzo et l’ancien président LEE Tenghui à Tokyo en 2010


Héritier de trois dynasties politiques qui ont marqué le Japon d’après-guerre (les KISHI, SATO et ABE), ABE Shinzo (né en 1954) a été Premier ministre du Parti libéral-démocrate (PLD, au pouvoir depuis 1955, à quelques brèves périodes près) de septembre 2006 à septembre 2007 ; puis sept ans, du 26 décembre 2012 au 16 septembre 2020. Il est assassiné le 8 juillet 20221. Les nécrologies internationales qui lui sont alors consacrées s’accordent pour le qualifier de « nationaliste conservateur » (lui même se définissait comme partisan d’un « conservatisme ouvert »2) ; de  « néo-nationaliste identitaire » ethnocentré (mise en avant systématique de « l’intérêt national du Japon éternel») ; de « révisionniste » (par sa double volonté de réviser la Constitution de 1947 pour donner plus de moyens militaires au Japon, et faire de l’Archipel un « pays normal » sur le plan militaire; et de réécrire l’histoire du Japon en guerre, en particulier par ses visites contestées au sanctuaire de Yasukuni, à Tokyo ; et par son refus de prendre en considération le dossier des « femmes de réconfort ») ; anticommuniste et pro-américain ; et libéral en économie (les « Abenomics », qui ont profité principalement aux grandes entreprises et aux investisseurs).

Entre 2012 et 2020, ABE Shinzo a fait évoluer la diplomatie régionale japonaise. ABE disait vouloir défendre une « diplomatie des valeurs » (a « Value-based diplomacy ») : liberté, démocratie, droits humains. Et donc le développement des relations prioritairement avec les pays partageant ces valeurs, ce qui ouvrira la voie au QUAD, à « l’Indo-Pacifique libre et ouvert ». Tout en maintenant un dialogue régulier mais sans affinités particulières avec la Chine, il a renforcé et les capacités militaires du Japon (en particulier en 2015, et il a alors été la cible de critiques virulentes de ses opposants, des médias et d’une large partie de l’opinion publique), et la coopération avec les gouvernements pro-américains de la région. Ce faisant, il a réussi à contrôler en interne les «conservateurs nationaux » de l’aile droite du PLD, traditionnellement anticommunistes pro-chinois.

En dehors du Japon, c’est certainement à Taïwan que l’assassinat d’Abe Shinzo, le 8 juillet 2022, a eu le retentissement le plus important. « Premier ministre japonais qui a le plus soutenu Taïwan », il avait, en effet, été un défenseur constant de la défense du statut de Taïwan sur la scène internationale, jusqu’à d’ultimes déclarations qui avaient fait grand bruit par leurs implications potentielles pour le Japon lui-même – il est vrai qu’il n’était alors plus Premier ministre.

– En décembre 2021, devant le Taiwan Institute for National Policy Studies. Après avoir mis en garde le président chinois XI contre « les graves conséquences sécuritaires et économiques de toute action militaire chinoise contre Taïwan, [qui aurait] un caractère suicidaire », il avait conclu : « Une situation d’urgence à Taïwan est une situation d’urgence pour le Japon, et donc une urgence pour l’alliance nippo-américaine »3. La formule a fait l’objet de nombreux commentaires au Japon et au-delà.

– En avril 2022, dans une tribune publiée dans le Los Angeles Times et Le Monde 4, dans le contexte de l’agression russe contre l’Ukraine : «L’heure est venue pour l’Amérique de faire clairement savoir qu’elle défendra Taïwan contre toute tentative chinoise d’invasion. »

Autant de prises de position qui lui ont valu les foudres de Pékin, alors même qu’ABE avait mené une politique plutôt pragmatique à l’égard de la Chine quand il était Premier ministre.

On pourrait donc parler, pour qualifier la politique et la perception des relations d’ABE avec Taïwan, de « lien spécial », au sens de la « relation spéciale » (Special Relationship) entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Le principal facteur de l’existence, de la pérennité et du renforcement éventuel du « lien spécial » découlant politiquement de la relation nippo-américaine, initiée par le Traité de coopération mutuelle et de sécurité de 1951 et révisé en 19605 ; mais aussi de l’histoire coloniale et post-coloniale bilatérale. Sauf, évidemment, que la relation est particulière entre l’État japonais et Taïwan, une entité sans statut internationalement reconnu, avec laquelle Tokyo n’entretient pas de relations diplomatiques, politiques et militaires officielles… Les successeurs d’ABE, le Premier ministre SUGA Yoshihide (2020-2021), puis KUSHIDA Fumio (depuis le 4 octobre 2021 – il avait pourtant longtemps été le président du Japan-China Friendship Council) ont, dans une certaine mesure, continué le « lien spécial » avec Taïwan, sinon de manière plus discrète que le flamboyant ABE. Il est vrai que le contexte international les y a largement contraints (manœuvres de l’APL autour de Taïwan, agressivité chinoise dans le Pacifique, guerre en Ukraine, etc.)

Les déclarations politiques officielles (y compris du côté du Kuomintang) et les médias taïwanais ont largement exprimé, et déploré, la perte que représentait la disparition d’ABE pour la promotion des intérêts de Taipei au Japon et auprès des Etats-Unis. Après l’assassinat d’ABE, les drapeaux ont été mis en berne sur tous les bâtiments officiels et institutions publiques deTaïwan. Des milliers de citoyens ont exprimé par écrit leurs condoléances devant la représentation officieuse japonaise à Taipei, en rappelant souvent certains épisodes particulièrement significatifs dans l’histoire des relations bilatérales : la réception de l’ex-président LEE (KMT, considéré comme « le père de la démocratie taïwanaise », devenu indépendantiste après son mandat présidentiel) à Tokyo en 2010; et, plus récemment, l’engagement personnel et médiatisé d’ABE dans la campagne dite « des ananas taïwanais », en 20216.

La mort d’ABE a laissé un vide politique au Japon, et les groupes pro-Taïwan en particulier se sont retrouvés sans chef politique. Pour aggraver les choses, HAYASHI Yoshimasa, pro-chinois notoire, est devenu en 2021 ministre des Affaires étrangères du Japon, avec la réputation de traiter Taïwan assez brutalement. Il était ainsi très réticent à autoriser un dirigeant taïwanais à assister aux funérailles d’ABE, avant de devoir autoriser a minima la venue du vice-président LAI William, qui n’a pas été invité à faire une visite au palais impérial d’Akasaka. Les échos négatifs de cette réticence au Japon et à Taïwan ont amené le gouvernement à finalement annoncerla délivrance d’une autorisation d’entrée pour le vice-président taïwanais LAI Ching-Te (DPP) pour qu’il vienne présenter ses condoléances et participer aux funérailles d’ABE. Et ce, « à titre privé », alors que de facto, il représente bien évidemment le gouvernement taïwanais. La visite de LAI fait de lui la plus haute personnalité politique à visiter le pays depuis la fin des relations diplomatiques entre les deux pays en 1972 – ce que Pékin n’a pas manqué de stigmatiser. Une statue de ABE a été rapidement érigée dans la ville de Kaohsiung7.

Pour toutes ces raisons, et dans ce contexte, le décès d’ABE est incontestablement une perte pour Taïwan, compte tenu du soutien de longue date à Taipei de ce politicien japonais conservateur de premier plan, et de ses efforts constants pour favoriser une relation plus étroite entre les deux pays. Avec le recul, il apparaît qu’il aura travaillé à rendre plus « normaux » deux pays 8: replacer le « nain politique » qu’était le Japon vaincu et « pacifiste » d’après 1945  dans la géopolitique globale, en sortant donc de la « doctrine Yoshida »9; soutenir Taïwan ostracisé depuis 1971 et ne bénéficiant plus d’une reconnaissance internationale, dans une période de rapide démocratisation. Un peu à l’instar, côté taïwanais, du président LEE Teng-hui (李登輝) – IWASATO Masao (岩里政男) de son patronyme japonais : un acteur majeur de la « révolution tranquille » (« quiet revolution») de la démocratisation, et de la reprise des interactions taïwano-japonaises – discrètement sous sa présidence (1988-2000), ostensiblement de la fin de son mandat à sa mort en 2020… 10 ABE et LEE se sont d’ailleurs rencontrés à de multiples reprises.



Condoléances de citoyens taïwanais en hommage à ABE Shinzo, devant le bâtiment de la  Japan-Taiwan Exchange Association, représentation officieuse du Japon à Taipei, mi-juillet 2022

NOTES

1 Abe a été assassiné à un carrefour de la ville de Nara alors qu’il faisait campagne pour soutenir le candidat local du Parti libéral-démocrate (PLD, au pouvoir) aux élections sénatoriales. Son assassin, YAMAGAMI Tetsuya (non encore jugé), a déclaré avoir voulu se venger des politiciens du PLD pour leur proximité avec l’Église de l’Unification (plus connue sous l’appellation de « secte Moon »), laquelle aurait dépouillé sa mère. Cf. MESMER Philippe, «Au Japon, la secte Moon au cœur de l’appareil politique », Le Monde, 17/1/2023  URL: https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/17/au-japon-la-secte-moon-au-c-ur-de-l-appareil-politique_6158241_3210.html#xtor=AL-32280270-[default]-[android ]

2 HOSOYA Yuichi, « “On Prime Minister Abe Shinzo”. Creating a new foreign policy to replace the Yoshida Doctrine », Japan Foreign Policy Forum (JFPF), JFPF-Politicsno 73, November 16, 2022. URL : https://www.japanpolicyforum.jp/politics/pt2022111610350112684.html. [Translated from Tokushu Abe Seiji ga Nokoshitamono: Saisho Abe Shinzo ron—Yoshida Dokutorin ni kawaru Sin Gaikosenryaku wo kizuku”,Chuokoron, September 2022, pp. 48–55.]

3 Associated Press, China Lashes Out at Japan’s Former PM Abe Over Taiwan Warning, AP, December 02, 2021. URL :https://thediplomat.com/2021/12/china-lashes-out-at-japans-former-pm-abe

4 ABE Shinzo, « L’heure est venue pour les Etats-Unis de faire clairement savoir qu’ils défendront Taïwan face à la Chine » », Tribune,Le MondeetLos Angeles Times, 18 avril 2022. URL : Shinzo Abe : « L’heure est venue pour les Etats-Unis de faire clairement savoir qu’ils défendront Taïwan face à la Chine » (lemonde.fr)

5 Le Traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon (日本国とアメリカ合衆国との間の安全保障条約 / Nipponkoku to Amerikagasshūkoku to no aida no anzen hoshōjōyaku / Security Treaty Between the United States and Japan souvent abrégé en: « ANPO », pour安保条約/ Anzen Hosho Joyaku, Traité de sécurité garantie) est conclu le 8 septembre 1951 en même temps que le traité de paix de San Francisco. Il a été révisé le 19 janvier 1960 en devenant le Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon (日本国とアメリカ合衆国との間の相互協力及び安全保障条約 / Nippon-koku to Amerika-gasshūkoku to no Aida no Sōgo Kyōryoku oyobi Anzen Hoshō Jōyaku / Treaty of Mutual Cooperation and Security between the United States and Japan). Le Japon, d’allié coopératif en 1951 devient partenaire en réciprocité en 1960.

6 Début 2021, Pékin interdit l’importation d’ananas en provenance de Taïwan, invoquant des problèmes de « biosécurité ». Il s’agit en réalité d’une des sanctions politiques contre Taipei, après la réélection à la présidence de Taïwan de TSAI Ing-wen (DPP, indépendantiste). Le gouvernement taïwanais lance une grande campagne nationale et internationale de promotion des « Freedom Pineapples » (« Ananas de la liberté »), ainsi devenus un symbole politique et diplomatique. Le pays où cette campagne a eu le plus d’écho est, sans surprise, le Japon voisin. ABE Shinzo poste sur facebook et twitter sa photo devant un étal d’ananas taïwanais, ce qui contribue à entretenir sa popularité à Taïwan. Cf. BURDY Jean-Paul, «Les « Freedom Pineapples » (自由鳳梨), ou comment les ananas taïwanais interfèrent dans les relations politiques entre Taipei, Pékin et Tokyo… », post du blog « Les Mots de Taïwan », 15/8/2021. URL : https://lesmotsdetaiwan.com/2022/04/01/les-freedom-pineapples  

7 STRONG Matthew, « Taiwan’s Kaohsiung unveiled a statue of late Japan PM Abe Shinzo », Taiwan News, 24 September 2022. URL : https://www.taiwannews.com.tw/en/news/4667531

8 LIAO Ko-Hang, « Shinzō Abe and Taiwan-Japan Relations », Taiwan Insight, 23 September 2022. URL : https://taiwaninsight.org/2022/09/23/shinzo-abe-and-taiwan-japan-relations/

9 Après 1945 et jusqu’à ABE Shinzo, le Japon a appliqué la « doctrine Yoshida », du nom du premier ministre conservateur YOSHIDA Shigeru (吉田茂 : 1946-1947, puis 1948-1954). Elle permettait au Japon de se concentrer sur sa reconstruction puis sa croissance économique, en confiant la charge de sa sécurité aux Etats-Unis.

10 BURDY Jean-Paul, « Taïwan et le Japon. Les affinités japonaises de l’ex-président LEE Teng-hui (alias IWASATO Masao) », post du blog « Les Mots de Taïwan » ,(www.lesmotsdetaiwan.com ), 4 janvier 2022. URL : https://lesmotsdetaiwan.com/2022/01/04/taiwan-et-le-japon-les-affinites-japonaises-de-lex-president-lee-teng-hui-iwasato-masao/


ABE Shinzo et les « Freedom Pineapples » taïwanais, 2011 (voir la note 6, supra)


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