Caricature © Walt Handelsman (The Advocate, New Orleans)
Une visite à Taïwan…
Nancy Pelosi, speaker démocrate de la Chambre des représentants, a atterri à Taipei au soir du 2 août 2022, arrivée à bord d’un avion officiel américain, après des escales à Singapour et à Kuala Lumpur1. Elle a été accueillie par le ministre des Affaires étrangères Joseph WU. Sa première déclaration : « la solidarité de l’Amérique avec les 23 millions de Taïwanais est plus importante que jamais, au moment où les démocraties sont confrontées au défi des autocrates. ». Malgré quelques avis partagés en amont, les deux principaux partis taïwanais, le Parti démocrate progressiste (DPP, parti Vert) au pouvoir, et le Kuomintang (KMT, parti Bleu), d’opposition, ont approuvé la visite. Devant l’hôtel abritant la délégation américaine, deux (modestes) comités d’accueil se sont succédés sans incidents : les partisans « pour la démocratie » de l’alliance avec les Américains, puis un groupe de manifestants pro-chinois.


Le lendemain 3 août, après un passage à l’Institut américain de Taïwan (qui fait office de facto d’ambassade américaine), Nancy Pelosi s’est adressée aux députés du Yuan législatif. Elle s’y est félicitée que Taïwan soit « l‘une des sociétés les plus libres au monde ». Elle a prôné un renforcement de la coopération économique des États-Unis avec Taïwan dans plusieurs domaines : les semi-conducteurs, avec la loi CHIPS, en cours de promulgation2; le changement climatique ; la pandémie de COVID-19 ; et la démocratie.
Lors d’un entretien à huis clos avec trois médias (la Central News Agency de Taïwan ; Bloomberg News ; l’Asahi Shimbun japonais), Pelosi a estimé que la colère de la Chine face à sa visite était plus due au fait qu’elle était une femme, qu’au fait qu’elle était la plus importante responsable politique américaine à s’être rendue à Taïwan depuis 25 ans.
Nancy Pelosi a été reçue au Palais présidentiel par la présidente TSAI Ing-wen. Elle y a été récipiendaire d’une décoration honorifique, l’Ordre de première classe des Nuages propices, avec le Grand cordon spécial (the Order of Propitious Clouds, with Special Grand Cordon) .

Enfin, Nancy Pelosi a visité le Musée national des droits de l’homme, dans le parc commémoratif de la Terreur blanche à Taipei. Une table-ronde sur la démocratie et les droits de l’homme y a été organisée, en particulier avec : WUER Kaixi, ancien leader étudiant des manifestations de la place Tienanmen en 1989 ; LAM Wing-kee (LIN Rongji), un libraire dissident de Hong Kong (Causeway Bay Bookstore); LEE Ming-che (LI Mingzhe), un militant taïwanais emprisonné pendant 5 ans en Chine ; KELSANG GYALTSEN Bawa, le représentant du Bureau du Tibet à Taïwan. Quatre rencontres qui n’ont pu qu’exaspérer plus encore Pékin.
Dans un communiqué de presse final, Nancy Pelosi a déclaré que sa visite « ne contredit en rien la politique de longue date des États-Unis, guidée par le Taiwan Relations Act de 1979 ; les communiqués conjoints américano-chinois reconnaissant le principe « d’une seule Chine »; et les Six assurances. » . Concluant que : « les États-Unis continueront de s’opposer aux efforts unilatéraux visant à changer le statu quo. »
Une visite controversée en amont aux Etats-Unis, et un certain malaise en Corée du sud et au Japon
Troisième dans l’ordre protocolaire américain, Nancy Pelosi est une (très) forte personnalité, aguerrie par les batailles à la Chambre des Représentants (où elle est élue de Californie depuis 1987). Elle s’est maintenue à son perchoir jusqu’au bout (2007-2011 ; 2017-7 janvier 2023), alors que dans son camp, certains cherchaient à la poussée vers la sortie depuis des années. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la Maison Blanche n’était pas favorable au projet taïwanais (révélé par le Financial Times le 18 juillet), mais ne pouvait pas s’exprimer franchement, au nom de la séparation des pouvoirs. Joe Biden s’est donc réfugié un temps derrière une « opposition du secrétaire d’Etat à la Défense » à cette visite : « Les militaires pensent que ce n’est pas une bonne idée en ce moment » (le 20 juillet). Même en tenant compte d’une conjoncture internationale « tendue » (la guerre en Ukraine), c’était afficher là une position peu courageuse, en contradiction qui plus est avec le Sommet de la démocratie que le même Biden avait organisé (en virtuel) en y invitant une centaine de pays, dont Taïwan, les 9 et 10 décembre 2021. Ce qui n’a pu qu’encourager Pékin à monter sur ses grands chevaux. L’hésitation de Biden a, une nouvelle fois, interpellé sur « l’ambiguïté stratégique » américaine sur Taïwan : si Washington en est à tenter de s’opposer à une visite d’une personnalité politique américaine à Taipei, qu’en sera-t-il si les choses devenaient sérieuses avec la Chine…
De Taipei, Pelosi a rallié Séoul. La Corée du Sud a été défiante, attentive à ne pas irriter plus encore Pékin, Séoul ayant déjà fort à faire avec les provocations incessantes de Pyongyang, et ses dénonciations de la présence américaine en Corée du sud, et des manœuvres conjointes coréo-américaines. Vendredi 5 août, l’atmosphère a été assez orageuse pour l’ultime étape de la tournée asiatique de Mme Pelosi – le Japon3. Tokyo est encore plus embarrassé que Séoul par l’étape taïwanaise, et le tohu bohu qu’elle a provoqué. Néanmoins, Nancy Pelosi a été reçue pendant une heure et demi par le Premier ministre KISHIDA.
Des représailles chinoises démesurées autour de Taïwan : 4 jours de manœuvres militaires (4-7 août)
La Chine, qui s’était démenée pendant des semaines pour bloquer le projet de visite, a été humiliée par ce qu’elle considère comme une « provocation ». Elle tenait donc à « marquer le coup » pour empêcher que la venue sur l’île de Nancy Pelosi ne normalise les visites politiques de haut niveau, alors que de plus en plus d’Etats démocratiques affichent leur soutien à Taïwan sans reconnaître diplomatiquement et politiquement l’île4.
En représailles, Pékin a organisé 4 jours de manœuvres marine-aviation-aérospatial tout autour de Taïwan, les plus importantes dans l’histoire des « crises » qui marquent l’histoire des relations Chine-Etats-Unis-Taïwan depuis les années 1950. Le plus spectaculaire a été le tir d’une dizaine de missiles balistiques (des DF-21 d’une portée de 2100km?) du continent vers Taïwan, pour « encadrer » l’île au plus près. Un onzième missile a traversé le territoire taïwanais, à 200km d’altitude, et n’a pas fait l’objet de tentatives d’interception par les batteries anti-missiles Patriot taïwanaises (alors que Pékin s’est félicité d’avoir pu survoler Taïwan « malgré les batteries de Patriot »!).

On a pu parler de « guerre psychologique » et de « théâtre d’ombres » à propos de ces gesticulations militaires (« un encerclement plus qu’un blocus » ; « une prise de risque limitée de Pékin ») qui n’ont que très modérément ému la population taïwanaise. Il n’empêche qu’il ne faut pas sous-estimer ce type d’opérations dans lequel une « bavure » est toujours possible, susceptible de faire déraper la situation. Le 28 juillet,lors d’un échange par visioconférence entre les présidents chinois et américain, XI Jinping avait averti son homologue américain. «Ceux qui jouent avec le feu risquent de se brûler à mort.» . L’avertissement peut facilement lui être renvoyé…
Les conséquences des manœuvres chinoises pour le Japon
Les manœuvres chinoises ont démontré la capacité de Pékin d’encercler physiquement ou par des tirs de missiles l’île de Taïwan. Celle-ci s’est, de facto, retrouvée pendant plusieurs jours dans une situation de restriction d’accès (mais pas de blocus) , les couloirs aériens et maritimes permettant d’accéder à l’île ayant été fermés pour éviter un accident majeur pendant les tirs de missiles chinois autour de l’île. C’est un avertissement de Pékin, en particulier des Américains, sur le fait qu’une situation de ce genre à l’occasion d’une opération militaire contre Taïwan pourrait rendre difficile le ravitaillement de l’île par les Américains et leurs alliés.
Mais c’est bien le Japon qui, en tant que voisin immédiat de Taïwan, et allié stratégique majeur des Américains, se retrouve aussi directement visé par Pékin. Car la Chine a annoncé que, lancés du continent, « cinq « tirs de missiles balistiques de précision [ont] atteint leurs cibles » … dans les eaux de la zone économique exclusive japonaise, qui jouxte Taïwan au nord-est. Les autorités japonaises ont dû demander aux pêcheurs des îles Sakishima – dont Yonaguni, à une centaine de kilomètres à l’est des côtes taïwanaises – d’éviter les sorties. La provocation était calculée. Elle était clairement destinée à avertir que le pays risquait d’être entraîné dans tout futur conflit dans la région. Elle a forcé Tokyo à réagir, en renforçant le déploiement de dispositifs défensifs sur les îles les plus proches de Taïwan (missiles sol-air et sol-mer), et sur l’archipel d’Okinawa, dans les Ryukyu, qui abrite les plus gros contingents militaires américains du Japon.
Eléments de bilan
C’est peu dire que cette brève visite à Taipei a provoqué d’énormes remous dans toute la région, du fait du tapage déclenché par Pékin, accompagné de gesticulations militaires5. Au bilan, elle a manifesté au gouvernement taïwanais le soutien d’une partie de l’appareil politique américain, dans une logique qui est moins partisane (démocrate) que bipartisane, puisque le successeur républicain de Mme Pelosi, le très difficilement élu Kevin McCarthy (le 7 janvier 2023) , a annoncé qu’il ferait lui aussi le voyage à Taipei.
Elle a montré que Pékin – il est vrai à la veille du 20ème congrès du Parti communiste (à partir du 16 octobre) et de la réélection triomphale annoncée de XI Jinping, prenait, y compris en violant les limites maritimes d’un Etat voisin, le Japon, les moyens d’afficher sans hésiter ses muscles militaires dans la perspective d’une récupération de Taïwan6.
Ce dernier a, à l’habitude, entretenu deux fers au feu : la volonté (la crainte?) de ne pas irriter plus avant le puissant voisin chinois, chez lequel il a de très importants intérêts économiques ; et la continuation de la montée en puissance militaire pour la défense de ses archipels méridionaux. Etant entendu que la crise de Taïwan de l’été 2022 a confirmé, si besoin était, ce qu’ABE Shinzo avait répété jusqu’à la veille de son assassinat : la sécurité de Taïwan engage désormais inexorablement la sécurité de Japon. Et de l’alliance militaire nippo-américaine :Tokyo en a appelé à la solidarité prévue par l’alliance avec les Etats-Unis. Tokyo en a appelé aussi à la solidarité des Etats de la région ayant le même point de vue (« like-minded countries »), en profitant d’une réunion d’un forum régional de l’ASEAN au Cambodge – cette condamnation de la Chine par le Japon, qui plus est en mentionnant explicitement Taïwan, lors d’une réunion de l’ASEAN est une première.
La Maison Blanche a répondu par le rappel des engagements du Taiwan Relations Act de 1979 de fournir à Taipei les moyens de se défendre en cas d’attaque menaçant son existence. Et a continué à faire circuler ses navires dans le détroit de Taïwan (dont le groupe aéronaval du porte-avions USS-Ronald Reagan) au nom de « la liberté de navigation dans les eaux internationales »…
Taïwan n’est certes reconnu que par 14 Etats, mais les visites politiques s’y multiplient. Et, au lendemain de la visite de Nancy Pelosi, un communiqué du G7 (qui réunit l’Allemagne, le Canada, les Etats-Unis, la France, l’Italie, le Japon et le Royaume-Uni), a rappelé l’importance de la défense de la démocratie et de ses valeurs communes, et fermement condamné les gesticulations militaires de Pékin7. L’isolement de Taipei est relatif, et l’image de marque déplorable de la Chine agressive de XI Jinping va s’aggravant.

« Celle qui met le feu aux poudres » : caricature du Global Times (Pékin), 8 août. Ou l’art d’inverser les responsabilités…
NOTES
1 Le vol a été suivi en direct par des centaines de milliers d’internautes sur les sites spécialisés comme Flightradar24. Il faut dire que quelques jours auparavant, l’éditorialiste du quotidien nationaliste chinois Global Times avait déclaré sur twitter qu’il pouvait être « OK que l’aviation chinoise abatte l’avion de Pelosi ».
2 « CHIPS Act of 2022 » : Le projet de loi Chips and Science Act a été adopté par la Chambre des représentants et le Sénat en juillet 2022, et sera signé par le président Biden le 9 août 2022. Cette loi prévoit une enveloppe de 52,7 milliards de dollars pour le seul secteur des semi-conducteurs. Elle vise à améliorer la compétitivité des États-Unis face à la Chine. Parmi les principales entreprises susceptibles d’en profiter : Intel, TSMC, Samsung, etc. d’autres. L’Union européenne, le Japon et la Corée du Sud ont déjà adopté leurs propres CHIPS Act, dans un contexte international de pénuries et de déséquilibre des marchés, très largement dominés par Taïwan, le Japon et la Corée du sud. Au banquet offert par la présidence de la République était présent, en particulier, Morris CHANG, le fondateur de la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), première entreprise mondiale de semi-conducteurs, et fleuron de l’économie taïwanaise.
3 MESSMER Philippe, « Nancy Pelosi fraîchement reçue à Tokyo et Séoul, embarrassés par les conséquences de sa visite à Taïwan », Le Monde , 8/8/2022. URL : https://www.lemonde.fr/international/article/2022/08/05/nancy-pelosi-fraichement-recue
4 NIQUET Valérie, « La Chine a choisi de faire un exemple de la visite de Nancy Pelosi à Taïwan, en tentant d’instaurer un rapport de force qu’elle a perdu », Tribune dansLe Monde du 8/8/2022. URL: https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/08/08/la-chine-a-choisi-de-faire-un-exemple-de-la-visite-de-nancy-pelosi-a-taiwan-en-tentant-d-instaurer-un-rapport-de-force-qu-elle-a-perdu_6137456_3232.html
5 Cf. une recension : https://en.wikipedia.org/wiki/2022_visit_by_Nancy_Pelosi_to_Taiwan
6 Le secrétaire général et président de la République populaire de Chine, XI Jinping, triomphalement réélu pour un troisième mandat par le Congrès national du Parti communiste chinois, a réaffirmé que la Chine ne renoncera jamais à son droit d’utiliser la force contre Taïwan pour en arriver à la « réunification ».
7 Le ministère chinois des Affaires étrangères (le Waijiaobu) a convoqué l’ambassadeur du Japon pour protester contre sa participation à la déclaration commune du G.7 qualifié par WANG Yi « d’ingérence outrecuidante (放肆–fangsi) dans les affaires intérieures chinoises. ».
Addendum sur les « Six Assurances » de 1982 évoquées par Nancy Pelosi
1982 : Les « Six assurances » américaines à Taipei font partie des directives semi-formelles utilisées dans la conduite des relations entre les États-Unis et Taïwan. Elles fixent six principes-clés de la politique américaine concernant Taïwan. Proposés par le gouvernement de Taipei (président CHIANG, Kuomintang), ils ont été acceptés par l’administration Reagan qui en a informé le Congrès en juillet 1982. Ils précisent le « Troisième communiqué » de 1982 entre Pékin et Washington, aux fins de rassurer et Taipei, et le Congrès. Elles sont régulièrement réaffirmées par les administrations américaines successives. 1) Pas de date de fin des livraisons d’armes à Taipei ; 2) Pas de consultation de la RPC concernant les livraisons d’armes ; 3) Pas de médiation américaine entre Pékin et Taipei ; 4) Pas de pressions sur Taipei pour des négociations avec Pékin ; 5) Pas de modification du Taiwan Relations Act ; 6) Pas de changement de la position américaine sur la souveraineté de Taïwan. Les Six Assurances ont été réaffirmées par les administrations américaines successives. Avant 2016, elles étaient purement informelles, mais en 2016, la Chambre des représentants a adopté dans une « résolution non contraignante », rehaussant leur statut à « formel, mais non directement exécutoire ».

Caricature © Chappate, 19 août 2022.