Le Japon, participant au G7 (dont un sommet s’est tenu à Hiroshima du 19 au 21 mai 2023), mais non-membre de l’OTAN (31 pays au 1/6/2023), et qui n’entend pas le devenir, est demandeur de l’ouverture d’un bureau de l’OTAN à Tokyo. Ce qui renvoie à l’évolution de la politique régionale japonaise : face à l’agressivité croissante de certains de ses voisins (Corée du Nord, Chine, Russie), Tokyo cherche à renforcer ses alliances bi- et multi-latérales. La question de l’ouverture d’un bureau de liaison asiatique l’Otan au Japon en 2024 devrait être tranchée au prochain sommet de l’OTAN à Vilnius (Lituanie), les 11 et 12 juillet 2023. Mais elle suscite de vives réticences : du côté de la Chine, évidemment ; mais aussi au sein de l’Alliance, et tout particulièrement en France.

Le Japon et l’OTAN : de l’absence de relations à un rapprochement.
Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon occupé est principalement absorbé par sa reconstruction. La Constitution de 1947 (en particulier son article 9 souvent qualifié de « pacifiste ») lui interdit de déclarer la guerre à un autre pays et de disposer de forces autres que d’autodéfense (FJAD/JSDF). Ses dépenses militaires sont soumises à de strictes limitations. La sécurité du pays est garantie par les traités de défense successifs signés avec les Etats-Unis, puissance occupante. Pendant plus de quatre décennies, il n’existe pas de relations avec l’OTAN, l’Alliance atlantique créée en 1949 ayant pour fonction, pendant la Guerre froide, de protéger l’Europe occidentale de la menace soviétique. Et reposant, selon l’Article V, sur la coopération et l’intervention mutuelles en cas d’agression contre un de ses membres.
Les choses évoluent des deux côtés avec la fin de la Guerre froide et l’émergence de nouvelles menaces sécuritaires1. Le champ d’intervention de l’OTAN s’élargit, de la lutte contre le terrorisme international ou la cybercriminalité à l’intervention en Afghanistan à partir de 2001. Le Japon a commence à se rapprocher de l’OTAN dans les années 1990. En 1999, Tokyo signe avec l’OTAN la Convention sur le statut des forces avec l’OTAN2, qui permet le déploiement des FJAD dans les opérations de maintien de la paix de l’OTAN. Des Japonais se retrouveront ainsi dans les Balkans, dans des programmes de « stabilisation post-conflit » ; ou en Afghanistan – non au plan militaire, mais en participant à « des programmes de reconstruction et de développement, ou de réinsertion d’anciens combattants. » Le Japon fait donc partie des « partenaires mondiaux » de l’Alliance au même titre, en Asie-Pacifique, que l’Australie, la Corée du Sud ou la Nouvelle-Zélande. Des officiers de liaison japonais sont présents dans les structures maritimes de l’Otan, dont les marines sont régulièrement présents dans la zone Indo-Pacifique, alors que des navires japonais peuvent participer à des exercices multinationaux en Occident3.
Ses relations avec l’OTAN sont désormais encadrées par le Programme individuel de partenariat et de coopération / Individual Partnership and Cooperation Program (IPCP) signé en mai 2014 par le Premier ministre Shinzo ABE4, et reconduit en 2020. Cet IPCP promeut le dialogue politique, les échanges en matière de défense et une synergie pratique axée sur quelques axes prioritaires : cyberdéfense5; sécurité maritime, etc. Et la « coopération en matière de défense et de sécurité dans des domaines d’intérêt communpour le Japon et l’OTAN. » En décembre 2020, le Japon participe pour la première fois à une réunion des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN. Lors du sommet de l’OTAN à Bruxelles en juin 2021, les Etats-membres sont convenus d’intensifier le dialogue et la coopération pratique avec les partenaires de la région Asie-Pacifique.
Une double demande : du Japon, et de l’OTAN (donc de Washington)
Le Premier ministre Shinzo Abe (2006-2007, puis 2012-2020) avait posé les fondations des relations avec l’OTAN. Fumio Kishida (depuis le 4 octobre 2021) va accélérer le rapprochement, dans un contexte régional de tensions croissantes avec la Chine et la Corée du Nord, et le contexte international de la guerre en Ukraine. Kishida va ainsi participer en personne au sommet de l’OTAN à Madrid, les 29 et 30 juin 2022 . Il est ainsi le premier responsable politique japonais de cette importance à y assister, aux côtés d’autres « partenaires de l’Asie-Pacifique » (selon la terminologie OTAN) : le Premier ministre australien Anthony Albanese ; la Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern ; du président sud-coréen Yoon Suk Yeol. Peu de temps après Madrid, Séoul a ouvert à Bruxelles une mission diplomatique près l’OTAN ; et le Japon envisage de créer une mission indépendante auprès de l’Otan, distincte de son ambassade à Bruxelles. A Madrid, le Premier ministre japonais souligne que « la sécurité de l’Europe et celle de l’Indo-Pacifique sont inséparables».

Les « partenaires de l’Asie-Pacifique » au sommet de l’OTAN à Madrid, juin 2022
Significativement, l’Alliance a voté à Madrid un nouveau concept stratégique pour la décennie à venir, affirmant notamment que les « ambitions [de la Chine] présentent des défis systémiques pour l’ordre international fondé sur des règles et dans des domaines revêtant de l’importance pour la sécurité de l’Alliance ». Ce rapprochement de Tokyo avec l’OTAN coïncide avec les évolutions significatives des stratégies de sécurité et de défense du pays redéfinies en 2022-2023, et de l’augmentation des efforts budgétaires pour la défense, que nous avons présentées par ailleurs sur ce blog6.
Une prochaine ouverture d’un bureau de l’OTAN à Tokyo ?
Officiellement, le projet (révélé par une déclaration de l’ambassadeur du Japon aux États-Unis) d’ouvrir un bureau de liaison de l’OTAN au Japon aurait été évoquée pour la première fois en janvier 2023, lors de la visite du secrétaire général Jens Stoltenberg au Japon (30 janvier-1er février) , puis en Corée du Sud. En réalité, il était sans doute dans les tuyaux depuis des mois, et a minima depuis le sommet de Madrid. Car on sait que les Américains souhaiteraient attirer l’Otan en Asie, et que le Japon est un partenaire majeur dans cette perspective. Ce bureau permettrait à l’OTAN de mener plus facilement des consultations avec le Japon et d’autres partenaires pro-occidentaux de la région. D’autant que le Japon est censé faire évoluer sa coopération avec l’OTAN du Programme individuel de partenariat et de coopération (Individual Partnership and Cooperation Program , IPCP) au Programme de partenariat individuel sur mesure (Individually Tailored Partnership Programme, ITPP). Au-delà d’une différence de dénomination absconce, ce dernier ITPP vise en réalité à approfondir la collaboration mutuelle dans la lutte contre les cybermenaces et la désinformation, et dans les domaines de l’intelligence artificielle et des technologies quantiques7.
Des réticences à cette perspective atlantiste en Asie
L’évolution de l’opinion publique japonaise.
On peut évoquer ici l’évolution de l’opinion publique japonaise vis-à-vis de l’OTAN, à partir de quelques axes structurants depuis 1945 pour une partie de la population: le pacifisme constitutionnel (l’article 9, le refus de la guerre) et pratique (contre les armes nucléaires au Japon) ; l’antiaméricanisme (protestations contre les bases américaines, et les accords de défense bilatéraux). L’OTAN, entité atlantique lointaine, a pu être perçue comme une extension en Asie orientale de l’influence militaire et politique d‘un Occident inféodé aux Etats-Unis. Mais l’évolution du contexte international (terrorisme, Ukraine) et régional (Chine, Corée du Nord, détroit de Taïwan) a amené à une meilleure compréhension et acceptation de l’OTAN, les Japonais se considérant désormais comme impliqués eux aussi dans ces tensions sécuritaires majeures. Une partie de l’opinion publique reste cependant inquiète d’être entraînée dans des conflits ne concernant pas au premier chef le Japon. Ces réticences expliquent la prudence de Tokyo sur ces sujets, qu’il s’agisse d’engagements explicites à défendre Taïwan en cas d’agression chinoise, ou de s’engager plus avant avec l’OTAN.
Les réticences du président Macron.
Ce projet d’ouverture d’un bureau de l’OTAN à Tokyo a suscité l’opposition de la France, qui estime qu’elle risque d’agiter un « chiffon rouge » (?) devant la Chine8. Une réaction qui s’inscrit là dans la continuité des prises de position du président Macron lors de son voyage officiel en Chine en avril 2023. Ce déplacement a été conclu par un « discours dans l’avion du retour » qui a fortement irrité les partenaires de la France dans le contexte de la guerre en Ukraine9. En l’état, l’argument le plus recevable de Paris est que le champ d’intervention de l’Alliance, euro-atlantique, est défini, et limité, par la Charte de l’Atlantique, et en particulier dans les Articles V et VI. Ce que la pratique des dernières décennies a toutefois relativisé, de l’Irak entre 2004 et 2011 à la Libye en 2011 et à l’Aghanistan entre 2015 et 2021… Le chef de l’Etat a ainsi formulé des «clarifications» au Forum GLOBSEC de Bratislava, le 31 mai : «Si nous poussons progressivement ou de facto l’Otan à élargir son spectre et sa géographie, nous commettrons une grave erreur.» On y reviendra après le sommet de Vilnius, s’il tranche la question du bureau à Tokyo…
On conclura provisoirement que l’ouverture d’un bureau de l’OTAN à Tokyo : 1) reste à confirmer au sommet de Vilnius en juillet 2023, eu égard aux réticences de Paris ; 2) confirme l’importance particulière du Japon dans les préoccupations stratégiques de l’OTAN, qui s’intéresse de plus en plus à l’Asie-Pacifique ; 3) pèsera inévitablement sur des relations Japon-Chine déjà en tension sur plusieurs dossiers.
NOTES
1 GALIC Mirna, « Navigating by Sun and Compass », in : The Japan Institute of International Affairs :
–Policy Brief One: Learning from the History of Japan-NATO Relations, 6/2019 .URL: https://www2.jiia.or.jp/pdf/fellow_report/190527Policy_Brief-History_of_Japan_NATO.pdf
– Policy Brief Two: Assessing the Impact of Abe Era Security Reforms on Japan-NATO Relations, 3/2020 :URL : https://www.jiia.or.jp/en/column/2020/03/PDF/190527Policy_Brief-Japan_NATO.pdf
– Policy Brief Three: The Future of Japan-NATO Relations, 15/1/2021 :URL : https://www.jiia.or.jp/en/column/2021/01/policy-brief-three-the-future-of-japan-nato-relations.html
2 Convention entre les Etats parties au Traité de l’Atlantique Nord sur le statut de leurs forces / Agreement between the Parties to the North Atlantic Treaty regarding the Status of their Forces, 19 juin 1951. URL: https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_17265.htm
3 Au printemps 2022, deux bâtiments japonais (le navire-école JS Kashima et le destroyer JS Shimakaze) ont participé en Méditerranée à un exercice du Groupe maritime permanent 2 de l’Otan (SNMG2), avant de faire escale à Toulon – une première depuis 1983.
4 JAPAN-NATO Individual Partnership and Cooperation Programme, May 6, 2014.URL : https://www.nato.int/nato_static/assets/pdf/pdf_2014_05/20140507_140507-ipcp_japan.pdf
5 Au moins un expert nippon travaille au Centre d’excellence de l’OTAN pour la cyberdéfense coopérative en Estonie.
6. Cf. https://lesmotsdetaiwan.com/2023/01/10/tensions-dans-le-detroit-de-taiwan-en-2022-tokyo-revise-sa-doctrine-de-defense-et-augmente-ses-depenses-militaires/ &: https://lesmotsdetaiwan.com/2023/02/15/a-proximite-de-taiwan-tokyo-remilitarise-larchipel-des-ryukyu-et-se-renforce-a-okinawa/
7 Le Japon est, par ailleurs, engagé dans plusieurs projets militaires aux côtés de pays de l’OTAN : par exemple avec le Royaume-Uni et l’Italie sur l’avion de combat de 6e génération, dans le cadre du Global Combat Air Programme (GCAP).
8 « France objects to Nato plan for office in Tokyo », The Financial Times, June 5, 2023 : URL : https://www.ft.com/content/204e595f-5e05-4c06-a05e-fffa61e09b27 ; & : VAULERIN Arnaud, « Pourquoi l’ouverture d’un bureau de l’Otan à Tokyo sème le trouble », Libération, 8 juin 2023. URL : https://www.liberation.fr/international/asie-pacifique/pourquoi-louverture-dun-bureau-de-lotan-a-tokyo-seme-le-trouble
9 Alors que Pékin se réjouit de cette déclaration en invoquant, les mânes du général de Gaulle, la gamme des qualificatifs appliquée à cette déclaration chez les pro-Occident (en particulier à Taipei) est vaste : « incompréhension, controverse, irritation, malaise, mécontentement, colère », etc.
Addendum: La colère permanente et réactivée de Pékin
On sait la Chine lancée depuis des années dans un expansionnisme maritime régional, en mer de Chine méridionale, et en mer de Chine Orientale, avec des ambitions beaucoup plus globales dont témoigne la croissance exponentielle de sa flotte. On sait également que la pression chinoise multiforme sur Taïwan ne cesse d’augmenter, provoquant des tensions récurrentes dans le détroit de Taïwan, et autour de l’île 1: les menaces de « réunification de Taïwan avec mère-patrie », y compris par des moyens militaires, sont bien réelles. On conçoit, dès lors, que Pékin s’inquiète des « menées américaines » dans la région, en particulier le renforcement des alliances et accords bilatéraux (avec le Japon, les Philippines, la Corée du Sud, etc.), et des structures sécuritaires multilatérales : le QUAD (promis à un élargissement en QUAD+), et l’AUKUS.
Pékin a déjà dénoncé à de multiples reprises la volonté américaine de créer, à travers le QUAD, un « OTAN asiatique ». L’ouverture d’un bureau de l’OTAN au Japon serait évidemment perçue, à Pékin, comme la confirmation d’un expansionnisme atlantiste en Indo-Pacifique, dirigé par les Américains et visant directement la Chine. Le ministre japonais des Affaires étrangères, Yoshimasa Hayashi a certes déclaré que l’ouverture d’un bureau de liaison « n’a pas pour but d’envoyer un message » à qui que ce soit, mais ce n’est pas ainsi que la Chine le perçoit. Le ministère chinois des Affaires étrangères a donc dénoncé une « expansion continue de l’OTAN vers l’Est [qui] tente de détruire la paix et la stabilité régionales », rappelant au passage l’histoire des agressions japonaises en Asie2.
1 Taïwan fait officiellement partie des préoccupations de l’OTAN dans l’Indo-Pacifique. Cf. le secrétaire général Jens Stoltenberg en juin 2022: «Beijing is substantially building up its military forces, including nuclear weapons, without any transparency. It is attempting to assert control over the South China Sea, and threatening Taiwan »: cf. « NATO declares China a security challenge for the first time », Al Jazeera 30/6/2023. URL https://www.aljazeera.com/news/2022/6/30/nato-names-china-a-strategic-priority-for-the-first-time; Cf. le NATO’s 2022 White Paper, adopté à Madrid le 22 juin 2022. URL : https://www.nato.int/strategic-concept/fr/
2 « NATO claims to be a regional organization and should not extend its geopolitical reach. The Asia-Pacific does not welcome bloc confrontation or military blocs. Given Japan’s history of aggression, it needs to be prudent on military and security issues and make sure its actions are conducive to regional peace and stability. » : MAO Ning, China Foreign ministry spokesperson , May 24, 2023. URL : https://www.fmprc.gov.cn/eng/xwfw_.html

Caricature anti-américaine du Brésilien Latuff dans le Global Times (Pékin), juin 2022