Cette carte muette des libertés internet en Asie en 2021 peut paraître des plus anodines. Elle a pourtant suscité une polémique américano-sino-taïwanaise, et imposé une mise au point a posteriori du Département d’État américain.
Les 9 & 10 décembre 2021, Taïwan est invitée au Sommet de la démocratie de Washington, malgré les vitupérations de la Chine (non invitée, comme la Russie – la liste de la centaine d’invités et des pays exclus a fait polémique1). Ce sommet [virtuel, pour cause de covid-19] était une promesse de campagne de Joe Biden. Quand la déléguée taïwanaise (Audrey TANG, ministre sans portefeuille en charge du numérique de 2016 à août 2022, où elle devient ministre des Affaires numériques) prend la parole, son powerpoint est censuré par les Américains : le flux vidéo est coupé au bout d’une minute, et seul l’audio passe. En cause, une carte sur la liberté de communication et d’expression sur l’internet dans le contexte de la crise pandémique du covid-192. Or, Taïwan y est représentée d’une couleur différente (verte) de celle la Chine continentale (rouge). Des responsables au Département d’État et du Conseil de sécurité nationale à la Maison Blanche se seraient immédiatement inquiétés que cette carte ne semble manifester une remise en cause du « principe d’une seule Chine » que les Etats-Unis ont entériné en établissant des relations diplomatiques avec Pékin en 1979 (comme tous les Etats qui ont « lâché » Taipei pour Pékin), au risque donc de fâcher les Chinois. Ce qui n’a pas manqué. Non plus que le mécontentement (officieux) des autorités taïwanaises sur cette censure.
Vu le cadre (un sommet pour la démocratie), le thème (la liberté de communication et d’expression sur l’internet, au sein du panel sur «La lutte contre l’autoritarisme numérique») et l’intervenante (une ministre transgenre taïwanaise), cette censure a fait désordre. Les organisateurs ont été immédiatement submergés de mails et autres tweets sur les réseaux sociaux. Le Département d’État a rétropédalé peu après en arguant d’une « confusion » et d’une « erreur de bonne foi» (« an honest mistake »). Conciliant, le ministère taïwanais des Affaires étrangères a imputé un peu plus tard l’incident à « des problèmes techniques ».
Le débat était lancé. Des experts non officiels es-stratégie sur Taïwan ont estimé que le code couleur de la carte n’était pas une violation des « directives américaines non officielles », qui interdisent, pour ne pas vexer Pékin, l’utilisation de symboles manifestes de souveraineté, tels que le drapeau de Taïwan. Apparemment, selon des directives du gouvernement américain à partir de 2020 (les sources ne sont pas précisées…3), les cartes du gouvernement américain montrant la souveraineté par couleur exigent que Taïwan soit affiché avec la même couleur que la Chine, bien que des exceptions puissent être faites « lorsque le contexte exige que Taïwan soit spécifiquement distingué ». Des observateurs américains se sont ensuite interrogés sur la solidité de l’engagement américain à défendre Taïwan dans le cadre de « l’ambiguïté stratégique »…
Peu après, le 13 mars 2022, dans le cadre d’une loi bipartisane de dépenses omnibus (qu’on pourrait traduire par « fourre-tout budgétaire »…) concernant le Département d’État, un article interdit l’utilisation de toute carte par le Département d’État américain et ses opérations à l’étranger qui décrirait « inexactement » Taïwan comme faisant partie de la Chine : «Aucun des fonds mis à disposition par cette loi ne doit être utilisé pour créer, se procurer ou afficher une carte qui décrit de manière inexacte le territoire et le système social et économique de Taïwan et les îles ou groupes d’îles administrés par les autorités taïwanaises. 4» . Le site du Département d’État américain a modifié ses pages en conséquence le 5 mai 2022: la formule « Taïwan fait partie de la Chine » a disparu5 . Pékin proteste à grands cris6. Washington répond que cette actualisation d’une simple « fiche technique » n’a en rien modifié les positions américaines. Et le ministère des Affaires étrangères taïwanais remercie l’administration Biden et les législateurs américains pour leur soutien aux relations taïwano-américaines.
NOTES
1 Le Monde, « Le sommet pour la démocratie de Joe Biden a déçu », Editorial, Le Monde, 11 décembre 2021. URL: https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/11/le-sommet-pour-la-democratie-de-joe-biden-a-decu
2 La carte a, qui plus est, été fournie par l’ONG sud-africaine CIVICUS, spécialisée dans la défense des droits humains et des droits civils dans le monde…
3 Le problème cartographique n’est pas nouveau : en janvier 2019, sous Donald Trump donc, une carte distinguant la Chine et Taïwan apparaissant derrière le conseiller à la Sécurité nationale John Bolton (qui intervenait ce jour-là sur les sanctions américaines contre le régime Maduro au Vénézuela…) avait provoqué de vigoureuses protestations de Pékin. Cf. EDWARDS Christian, « The White House’s map showing Taiwan and China as separate countries rattled some nerves from behind China’s Great Firewall », Business Insider, January 31, 2019. URL : https://www.businessinsider.com/taiwan-china-map-independent-countries-john-bolton
4 Le projet de loi initial stipulait : « Aucun des fonds mis à disposition par cette loi ne peut être utilisé pour créer, se procurer ou afficher une carte représentant Taïwan, Kinmen, Matsu, Penghu, Wuciou [烏坵, îles administrées par le comté de Kinmen], Green Island (綠島) ou Orchid Island [Lanyu, 蘭嶼] comme faisant partie du territoire de la République populaire de Chine. »
5 Le Département d’État a créé une nouvelle version de sa fiche d’information sur les relations américano-taïwanaises. La référence au Communiqué conjoint de 1979 est atténuée : les Américains y prenaient acte de la position de Pékin considérant que « Taïwan fait partie de la Chine » et affirment que « les Etats-Unis ne soutiennent pas l’indépendance» de l’île). Rappel est fait que « La politique américaine « d’une seule Chine » est guidée par le Taiwan Relations Act, les Trois communiqués conjoints américano-chinois et les Six assurances. »
6 Selon le porte-parole de la diplomatie chinoise Zhao Lijian : «La dernière modification de la fiche technique américaine est une astuce pour occulter et diluer le principe d’une Chine unique. Une telle manipulation politique sur la question de Taïwan et la tentative de modifier le statu quo à travers le détroit de Taïwan nuira aux Etats-Unis eux-mêmes.».
REFERENCES
PAMUK Humeyra, MARTINA Michael, BRUNNSTROM David, « Controversial Taiwan map ‘cancelled’ at US democracy summit », The Sidney Morning Herald, December 13, 2021. URL: https://www.smh.com.au/world/asia/controversial-taiwan-map-cancelled-at-us-democracy-summit-20211213-p59h4o.html
NI Vincent, « Map. US appears to cut video feed of Taiwanese minister at summit », The Guardian, December 13, 2021. URL: https://www.theguardian.com/world/2021/dec/13/us-appears-to-cut-video-feed-audrey-tang-taiwan-summit-for-democracy
CNA, « US law bans ‘inaccurate’ Taiwan maps », Taipei Times, March 13, 2022. URL: https://www.taipeitimes.com/News/front/archives/2022/03/13/2003774680
SHUMEI Leng, DU Qiongfang, « US map ban regarding Taiwan part of ‘cognition warfare’ against Chinese mainland, Beijing, Global Times, March 13, 2022. URL: https://www.globaltimes.cn/page/202203/1254762.shtml
EVERINGTON Keoni, « US State Department site deletes ‘Taiwan is part of China’ », Taiwan News, May 9, 2022. URL: https://www.taiwannews.com.tw/en/news/4531925

Une carte publiée sur Twitter par la National Football League américaine le 16 décembre 2021 montre Taïwan de la même couleur que la Chine.