

GRAVEREAU Jacques, Taïwan, une obsession chinoise. Intimidations, zones grises et jeux de guerre mondiaux, Hémisphères éditions / Maisonneuve et Larose, novembre 2023, 142p.
Expert reconnu de l’Asie contemporaine et de la mondialisation, longtemps enseignant à HEC et à Sciences Po Paris, Jacques Gravereau est l’auteur d’ouvrages de référence sur la Chine, le Japon, et l’Asie. Il a publié, à la veille des élections présidentielle et législatives taïwanaises du 13 janvier 2024, un texte de synthèse consacré aux enjeux régionaux et internationaux autour de Taïwan. L’ouvrage est divisé en quatre parties.
Les données du problème et les panoplies du harcèlement
La première, titrée « Une seule Chine », rappelle les éléments historiques, idéologiques et géopolitiques constitutifs de « la question de Taïwan » vue de Pékin. Elle sera particulièrement utile au lecteur qui a besoin de courts chapitres posant les données du problème sous les angles historiques (En quoi l’histoire de Taïwan relativise-t-elle les prétentions de Pékin à « réunifier » l’île au continent, alors qu’il n’y a jamais eu contrôle du régime communiste sur l’île depuis 1949 ?), juridiques (quel est le statut de Taïwan au regard du droit international?) et idéologiques (En quoi la prise de Taïwan est-elle devenue une question existentielle du point de vue des dirigeants du parti communiste chinois, et en particulier de Xi Jinping, littéralement obsédé par « la réunification »?).
La deuxième partie, titrée « Panoplie du harcèlement », décortique les stratégies et tactiques chinoises d’intimidation de Taïwan – que l’on a d’ailleurs vues se déployer intensément pendant toute la campagne électorale en 2023. La désinformation, les attaques, cyber ou non, en « zones grises », sont le quotidien des vingt-quatre millions de Taïwanais. L’objectif de Pékin étant de peser sur cette démocratie, jusqu’à la faire « craquer » et l’acculer à une « réunification ».
L’opinion publique chinoise est-elle totalement favorable à une invasion de Taïwan par Pékin ? Gravereau reprend une enquête dirigée en mai 2023 par Adam Liu, de l’Université nationale de Singapour (NUS). Cette enquête montre que 71 % des Chinois sondés souhaiteraient la réunification de la Chine et de Taïwan. 55 % se rallieraient à un scénario de réunification armée, à condition que toutes les autres options aient d’abord été tentées d’abord. 55 % ne seraient pas choqués par un statu quo indéfini.
Vert, orange, rouge : quels scénarios d’une guerre possible ?
Les troisième, « Jeux de guerre », et quatrième, « Les scénarios du pire » parties ont particulièrement retenu notre attention, car elles synthétisent les différents scénarios de développement d’un conflit à Taïwan. Qui serait évidemment déclenché par Pékin – on n’imagine pas Taipei agressant la Chine continentale : seul Tchang Kaï-chek en a peut-être rêvé pendant une ou deux décennies après s’être replié à Taïwan en 1949… Liquidons un présupposé : d’un point de vue strictement rationnel, la Chine en tant qu’Etat et que régime communiste n’aurait aucun intérêt à déclencher un tel conflit, qui ouvrira une crise mondiale. Mais, depuis le 24 février 2022, on sait qu’une guerre d’agression massive peut être déclenchée contre un Etat voisin (l’Ukraine) par une grande puissance (la Russie) et son dirigeant-dictateur (Poutine), jusque-là considéré comme un rationnel froid et calculateur, mais désormais frappé par l’hubris. Ce qui semblait devoir être inconcevable est devenu réalité, par une tragique sous-estimation en Occident d’une idéologie impérialiste révisant complètement l’histoire, quand bien même le coût en est exorbitant pour toutes les parties. « Après l’Ukraine, Taïwan ? » est donc une question totalement pertinente, car les points communs entre les deux dossiers sont très nombreux.
Dans « Jeux de guerre », Gravereau développe, en s’appuyant sur l’état des forces actuelles ou programmées, trois scénarios, vert, orange, rouge. Il synthétise les très nombreux scénarios élaborés et publiés ces dernières années par les think tanks civilo-militaires, américains pour l’essentiel, qui multiplient les war games.
1) Le scénario vert est celui du statu quo.
Taïwan est une économie prospère, centrale à l’échelle globale pour la production des semi-conducteurs de dernière génération, très liée commercialement à la Chine, et le statu quo permet de poursuivre une stratégie de « prospérité commune ». Dans le contexte international actuel, la Chine a d’autres priorités que d’attaquer Taïwan: celle du rattrapage technologique face aux États-Unis ; sa volonté de devenir un acteur majeur dans le jeu diplomatique mondial – à l’exemple du rôle qu’ils ont joué dans la réconciliation diplomatique entre l’Iran et l’Arabie saoudite.
2) Le scénario orange est celui des gesticulations.
Le maintien du PDP au pouvoir à Taïwan (confirmé par l’élection de William Lai à la présidence le 13 janvier 2024) peut fournir à Pékin l’occasion de glisser vers un scénario orange, par une montée en puissance encore plus importante des manœuvres d’intimidation de la marine et de l’aviation chinoise, avec des risques permanents de dérapage non maîtrisé. Elles pourraient aller jusqu’à l’instauration d’une quarantaine autour de Taïwan, c’est-à-dire le filtrage des navires entrants ou sortants. On serait là juste au-dessous d’un blocus maritime, lequel constituerait un acte de guerre. Gravereau décrit dans le détail les différentes éventualités. Et l’impact de telles mesures sur le commerce international. Les couloirs maritimes du détroit de Taïwan et sur le versant Pacifique de Taïwan sont parmi les plus fréquentés du monde. La Chine serait l’un des pays les plus impactés par leur blocage.
3) scénario rouge est celui de la guerre.
Un conflit peut commencer par l’attaque et l’occupation des petits archipels taïwanais toutes proches de la côte chinoise : Kinmen (Quemoy), les îles de Matsu, ou les Wuqiu entre les deux. Avec une question déjà largement débattue : ces actions chinoises suffiraient-elles à déclarer une guerre, et aux Américains à apporter leur aide à Taipei ? Et s’arrêter à un gain territorial aussi limité n’aurait pas nécessairement grand sens, car la Chine s’exposerait à des réactions internationales conduisant à des sanctions économiques d’ampleur – l’exemple de la Russie depuis 2014 et 2022 est connu.
Quant à un véritable débarquement à Taïwan, il suppose des préparatifs qui n’échapperont pas aux satellites d’observation. Et le précédent des forces accumulées en Biélorussie dans les mois précédant l’attaque de l’Ukraine le 24 février 2022, et que personne (sauf les services américains) n’a estimé devoir préparer une invasion servira de leçon. Gravereau rappelle, après et avant de nombreux autres auteurs, qu’un débarquement à Taïwan sera tout, sauf une promenade de santé. Les obstacles (distance à traverser dans le détroit de Taïwan, nature du littoral occidental de Taïwan, petit nombre de plages accessibles, etc.) sont nombreux, et les précédents historiques sont connus (Normandie, 1944 ; Okinawa, 1945). Toutes les simulations faites par les instituts d’études stratégiques occidentaux montrent qu’une attaque amphibie serait une opération à très hauts risques.
Une question importante est celle du temps nécessaire à une réaction américaine, et à l’arrivée de renforts. Etat entendu que les forces américaines les plus proches sont basées au Japon (en particulier à Okinawa) et seraient sans doute déjà présentes aux Philippines. La question de la réaction japonaise – choisie ou contrainte- est là essentielle. Gravereau rappelle ce qu’est la stratégie du porc-épic que la présidente Tsai essaie de mettre en œuvre depuis 2016, mais qui suppose et un changement d’esprit des officiers taïwanais, et des équipements militaires (pour l’essentiel américains) adaptés à une réaction adaptée à la menace chinoise.
Le retour de Trump : une lacune dans les scénarios de Gravereau
En conclusion, Gravereau prend le pari que la prudence prévaudra à Pékin, Xi Jinping n’étant pas nécessairement le seul décisionnaire au sein du PCC. Gravereau postule également, dans ses différents scénarios, que les États-Unis ne pourraient pas rester spectateurs. Ce qui est s’appuyer sur l’histoire, et sur une évaluation rationnelle des intérêts de la puissance américaine en Indo-Pacifique, et à l’échelle du monde Mais il omet l’hypothèse de plus en plus de l’ordre du possible qu’un président américain revenant à la Maison Blanche en janvier 2025, Donald Trump, pourrait estimer que Taïwan n’est qu’un pion qu’il est tout à fait possible de sacrifier dans le cadre d’un « great deal » avec XI Jinping.
Foin des intérêts stratégiques globaux de l’Amérique ; foin des alliances régionales anciennes ou récentes en Indo-Pacifique ; foin de la parole et des promesses américaines… Si on laisse tomber l’Ukraine, on peut laisser tomber Taïwan. Si on envisage de négocier en tête à tête avec Poutine, on peut faire de même avec Xi Jinping. Si on se désengage de l’OTAN et on retire la signature américaine de traités internationaux, on peut se retirer des alliances en Asie et des engagements des traités. Dans cette hypothèse Trump, pour Washington, ne pas intervenir en cas d’attaque de Taïwan par la Chine, serait perdre toute crédibilité vis-à-vis du Japon, de la Corée du Sud, des Philippines et de tous les partenaires stratégiques des États-Unis en Asie-Pacifique, et sans doute partout dans le monde. De notre point de vue, le scénario du pire pour Taïwan est possible, et il pourrait être ouvert dès le verdict des urnes américaines le 5 novembre 2024 au soir.

Pékin, 9 novembre 2017