85 % de la production mondiale des semi-conducteurs à très hautes performances (puces gravées à 7 et 5 nanomètres – 3 nanomètres depuis le 29 décembre 2022), essentielles pour la maîtrise des technologies les plus avancées, viennent des manufactures des groupes taïwanais TSMC (le plus grand fondeur mondial de semi-conducteurs, et la première capitalisation boursière en Asie1) ou UMC. Le contrôle des manufactures insulaires serait inévitablement l’un des objectifs majeurs d’une invasion chinoise (avec le risque annoncé d’une destruction des usines) comme d’ailleurs d’interventions extérieures (américaines en l’occurrence) pour défendre la souveraineté de Taipei et les chaînes d’approvisionnement mondiales en micro-processeurs. Mais pour Taïwan, la pression sur ce secteur éminemment stratégique n’est vient pas que du continent. Car les Etats-Unis sont à la manoeuvre.
Les Etats-Unis ont inventé les semi-conducteurs au milieu du XXe siècle, et ont été à l’avant-garde des technologies de production de circuits intégrés pendant plus de 50 ans, avant d’être détrônés par le Japon, puis par Taïwan (à travers TSMC) et la Corée du Sud (à travers Samsung) dans les deux dernières décennies. Leurs grandes sociétés sans usines [fabless] (comme Qualcomm), les équipementiers intégrés (comme Apple, IBM ou Tesla), et les géants de l’internet (comme Amazon, Google ou Microsoft), dépendent aujourd’hui des puces de 5 et 3 nanomètres de TSMC ou de Samsung.
Loi et projets américains : CHIPS and Science Act ; Chip 4 Alliance

Par le CHIPS and Science Act signé en août 20222, et doté d’un fonds de 53 milliards de dollars3, le président Biden entend donc rétablir la domination américaine dans le secteur des semi-conducteurs, perdue depuis le début du siècle au profit de l’Asie (70 % de la production mondiale), et surtout de Taïwan. Le CHIPS Act officialise le projet américain de mars 2022 de Chip 4 Alliance avec le Japon, la Corée du Sud et Taïwan4. L’objectif affiché est d’offrir aux gouvernements et industriels des quatre pays une enceinte de discussion et de coordination de leurs politiques de R&D et de production dans le domaine des puces. L’initiative vise, selon Washington, à coordonner une chaîne logistique réunissant « quatre pays démocratiques » qui contrôlent actuellement l’ensemble de la chaîne de valeur: les Etats-Unis dans les logiciels de conception, les circuits numériques avancés et le modèle de sociétés fabless (sans usines) ; Taïwan dans les services de fonderie avancée et d’encapsulation (avec, en particulier sa firme globale TSMC) ; la Corée du Sud dans les puces mémoires (avec Samsung) et les services de fonderie de puces ; le Japon dans les équipements de production (dont la lithographie avec Canon et Nikon), les matériaux et les produits chimiques. La seule étape de la chaîne de valeur qui échapperait à ce quartet est la lithographie : c’est la technologie la plus critique pour la production de puces, car elle détermine la finesse de gravure. Le seul industriel au monde maîtrisant les équipements de lithographie aux ultraviolets extrêmes (EUV) permettant de graver des circuits de 7 nanomètres et moins est le néerlandais ASML5. Tel que présenté, cette Chip 4 Alliance représente à date 84 % du marché mondial des semi-conducteurs.
Inquiétudes en Asie, en particulier à Taïwan
Mais le CHIPS Act comme le projet Chip 4 Alliance provoquent la colère de Pékin. Car Washington est désormais explicitement engagée dans une guerre des puces contre Pékin, et cherche à limiter drastiquement les exportations des technologies les plus récentes vers la Chine. Le Chips Act interdit ainsi à toute entreprise américaine ou non bénéficiant de fonds américains de livrer des technologies avancées à la Chine, ou d’y installer des usines de production. Mais ces choix américains soulèvent des inquiétudes à Taipei et Séoul, qui détiennent des usines en Chine et sont, par ailleurs, concurrents sur le marché mondial. Les industriels taïwanais et coréens craignent que ces restrictions ne profitent à leurs concurrents américains, en particulier Intel6. Et craignent également de faire l’objet de représailles économiques de Pékin, dont on connaît les capacités en la matière.
Dans le secteur des puces, la Chine est, devant les Etats-Unis, le premier partenaire commercial de Taïwan, directement donc concernée par l’extraterritorialité des restrictions américaines d’exportation vers le continent. Les fondeurs TSMC et UMC ont obtenu un sursis d’un an de l’administration américaine pour continuer à installer de nouveaux chaînes de production sur la continent. Après de fortes pressions américaines, TSMC a inauguré une première manufacture géante à Phoenix (Arizona), opérationnelle en 20247), et une seconde megafab doit ouvrir en 2026. Elles fourniront à cette date des puces de 3 nanomètres.
NOTES
1 Le groupe taïwanais TSMC est le plus grand fondeur mondial de semi-conducteurs, et la première capitalisation boursière en Asie (456 milliards de dollars début 2023). La pénurie mondiale de puces hautes performances (gravées à 7 ou 5 nanomètres, et bientôt 3 nanomètres), alors que la demande explose, amène à une croissance exponentielle des chiffres d’affaires (75,88 milliards de dollars en 2022 : +50 % par rapport à 2021), des bénéfices et des investissements (plus de 40 milliards de dollars en 2022 ; 100 milliards sur 2023-2025) . La firme envisage une croissance annuelle de 15 à 20 % par an dans les prochaines années. La production de puces de 3 nanomètres a commencé à Taïwan le 29 décembre 2022, dans une usine de 60 milliards de dollars. TSMC représente à elle seule 6 % de la consommation totale d’énergie de Taïwan en 2020 et ce chiffre devrait atteindre 12,5 % d’ici 2025.
2 CHIPS est l’acronyme de « Creating Helpful Incentives to Produce Semiconductors ». Cf. The White House, «CHIPS and Science Act Will Lower Costs, Create Jobs, Strengthen Supply Chains, and Counter China », The White House, August 09, 2022. URL : https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2022/08/09/fact-sheet-chips-and-science-act-will-lower-costs-create-jobs-strengthen-supply-chains-and-counter-china/
3 Sur les 53 milliards, 13 milliards seront affectés à la R&D ; et 40 milliards au développement des manufactures.
4 LOUKIL Ridha, « Chip 4, le projet d’alliance dans les puces entre les Etats-Unis, le Japon, la Corée du Sud et Taïwan », L’Usine nouvelle, 22/2/2023. URL : https://www.usinenouvelle.com/article/les-dessous-de-l-alliance-chip-4-la-nouvelle-arme-des-etats-unis-contre-la-chine-dans-les-puces.N2103096
5 En janvier 2023, Washington aurait bien avancé ses discussions avec les Pays-Bas sur un accord de limitation de l’exportation des technologies de lithographie les plus avancées vers la Chine. L’Union européenne, qui entend prendre sa part dans l’avenir des microprocesseurs pour moins dépendre de l’Asie, compte s’appuyer sur cette entreprise néerlandaise ASML comme matrice technologique de ses futurs projets industriels.
6 Les craintes taïwanaises et coréennes concernent aussi la société japonaise Rapidus, récemment créée, et qui réunit tous les industriels du secteur pour accéder à la maîtrise des puces de 3 et 2 nanomètres à l’horizon 2027. Dans le « grand jeu » autour des puces, il semble que le Japon soit assez favorable au projet américain, qui pourrait lui donner l’occasion de rattraper son retard sur ses conucrrents taïwanais et coréens.
7 La megafab opérationnelle en 2024 à Phoenix a nécessité un investissement de 40 milliards de dollars.
