L’Empereur de Chine et le jeu des Puissances en Extrême-Orient. Deux cartes allégoriques, en 1902 et en 2022.



L’iconographie satirique et la cartographie allégorique sont particulièrement riches sur le « Grand jeu » des Puissances en Chine, et leurs projets de « partage du gâteau chinois« , entre la fin du XIXe siècle et la Première guerre mondiale. Un graphiste contemporain s’est récemment saisi d’une célèbre carte de 1902 pour l’actualiser en 2022: l’exercice est réussi…

« La situation en Extrême-Orient », une carte de TSE Tsan-tai, 1899-1902

TSE Tsan-tai (謝纘泰 , Australie, 1872-Hong Kong, 1938), Sino-Australien chrétien1, a été en 1903, avec le Britannique Alfred Cunningham, le co-fondateur du quotidien hongkongais South China Morning Post. TSE a eu une quadruple activité : de fonctionnaire dans la colonie britannique de Hong Kong ; de journaliste et essayiste ; de militant nationaliste républicain contre la dynastie Qing (1636-1912); et d’historien (connu surtout pour «The Chinese Republic: Secret History of the Revolution (中華民國革命秘史) », publié en 1924).

En 1899, il publie «時局全圖 – The Situation in the Far East [ La situation en Extrême-Orient]2 » un pamphlet dénonçant les visées impérialistes sur la Chine, dirigée par une dynastie Qing incompétente et corrompue. Son texte est illustré de la première version, en noir et blanc d’abord, puis en couleurs, d’une carte allégorique où les Puissances sont représentées par des animaux. A partir de modèles anglais de la fin du XVIIIe siècle et de la période napoléonienne, de telles allégories animales sont fréquentes au XIXe siècle sur des cartes européennes et japonaises : le coq (ou la grenouille, chez les Anglo-Saxons qui se moquent des froggies) français ; l’ours (ou la pieuvre) russe ; le bouledogue (ou le lion) britannique ; le tigre chinois ; le pygargue américain, etc.


Titres dans les marges : en haut, « Carte de la situation politique » (時局圖) ; à gauche : « Qu’on saisit au premier coup d’oeil » (一目了然) ; à droite : « Cela va sans dire » (不言而喻).


Une version plus détaillée et en couleurs de la carte de TSE est publiée dans un second temps, datée de 1902, à la veille du conflit russo-japonais3. Elle connaîtra un grand succès, publiée en cantonais et en mandarin, puis au Japon, largement diffusée également en Occident4.

La « Chine endormie / Asleep China », y est représentée par un mandarin assoupi (allongé dans la position classique du fumeur d’opium), qui envoie des représentants lever taxes et impôts au Turkestan oriental, en Mongolie ou au Tibet. Un autre Chinois est en train de déguster un repas fin avec une fille… Parmi les Puissances qui travaillent à un démantèlement de la Chine par conquête, ou par installation de concessions:

– la Russie (l’ours) qui s’étend en Mongolie et en Mandchourie, à partir de son Extrême-Orient pacifique : la taille de l’ours est classiquement proportionnelle à celle de l’Empire russe et de la menace perçue…

– le Royaume-Uni (un bouledogue à corps et queue de lion…) qui s’est installé en Chine depuis les guerres de l’Opium et les Traités inégaux ; et qui prétend là à la fois garantir la politique de « Porte ouverte / Open door », et travailler à maintenir l’intégrité territoriale de la Chine (en réalité, pour prévenir son partage entre Puissances européennes au détriment des intérêts londoniens)…

– le Japon, d’où les rayons du Soleil Levant sont des liens de colonisation, par exemple vers la Corée ou Formose, ou d’influence en Chine même. Un cartouche mentionne les accords récents entre Tokyo et Londres (« John Bull »), pour lesquelles la puissance russe est une menace dans la région ;

– la France (une grenouille – influence anglaise sur le cartographe ! ) en Annam et en Cochinchine, qui étend ses mains vers le Yunnan et le Sichuan, et vers l’île de Hainan. Elle porte sur le dos la mention de Fachoda, apogée africain des tensions franco-britanniques, en 1898 – et humiliation française;

– les Etats-Unis (le pygargue à tête blanche), qui ont forcé autrefois l’ouverture du Japon au commerce international, et se sont installés depuis peu (1898) aux Philippines, où ils ont établi un protectorat ;

– d’autres Puissances sont déjà présentes (l’Allemagne, sous la forme d’une saucisse s’enroulant autour de la péninsule du Shandong) ; ou sont prêtes à intervenir (les drapeaux en bas de page : l’Italie, l’Autriche-Hongrie) pour prendre leur part éventuelle du « gâteau chinois » – une thématique iconographique récurrente à la fin du XIXe et au début du XXe siècle5.

Cette carte dresse donc, d’un point de vue nationaliste chinois hostile à la passivité de la dynastie mandchoue des Qing, un état des lieux des menées des Puissances, même si elle laisse en friche, sauf allusions, les tensions entre ces puissances (le Japon et le Royaume-Uni contre la Russie ; le Royaume-Uni contre la France ; la France proche de la Russie ; le Royaume-Uni allié à l’Allemagne dans le Shandung; le Royaume-Uni d’accord avec les Etats-Unis pour proposer à la Chine « le commerce plutôt que la conquête« , etc.). Présente dans de nombreux musées, la carte de TSE de 1902 est un classique des manuels scolaires de Chine populaire. Il ne risque pas d’en être de même pour sa version contemporaine…


La première version noir et blanc de 1899, et une version allégée de 1903


2022 : une version actualisée par Ah TO, caricaturiste et militant démocrate hongkongais

.Le 30 septembre 2022, l’artiste et militant démocrate hongkongais AhTO (阿塗) a publié sur son compte Instagram6 une version actualisée de la carte de 19027. Les acteurs, pour partie les mêmes qu’au siècle précédent, sont dans d’autres postures et d’autres positionnements.


© AhTO 2022


L’Empereur de Chine, XI Jinping, est représenté en Winnie l’ourson (Winnie-the- Pooh) : on sait que XI étant souvent comparé à Winnie du fait de sa morphologie, le nom et l’image de celui-ci sont totalement bannis des moteurs de recherche et des réseaux sociaux chinois. Winnie-XI est en costume impérial classique jaune. Il tient dans une main une faucille, dans l’autre le Petit Livre rouge de ses propres pensées. La bannière à sa gauche énonce sa titulature : « Empereur Zéro Covid ». Sous une caméra de surveillance.

– Les serviteurs de l’Empereur, des pandas, souvent en tenue anti-covid intégrale, sont prosternés devant lui, ou répriment aux quatre coins de l’empire (en particulier au Tibet). On notera que sur le Xinjiang apparaît la mention internet « Error 404 », rappelant le blackout informationnel exercé par Pékin sur le territoire des Ouïghours colonisé par les Hans…

L’ours polaire russe-Poutine, engagé dans la guerre en Ukraine (les Z sur les blindés et les soldats ligotés, contraints à partir à la guerre) tend une lettre d’amour à l’Empereur de Chine.

– Un tigre nord-coréen, encouragé par un panda chinois, livre un missile à un ours russe. Un tigre sud-coréen, récompensé en yuans par un panda, brandit un drapeau chinois -rappel des actions chinoises permanentes de corruption dans son environnement régional (par exemple à Taïwan, en particulier au sein du parti Kuomintang) .

Un panda tient en cage Macao et Hong Kong (où la démocratie a été écrasée depuis la Loi de sécurité nationale de 2020), dont s’échappent quelques colombes, dont certaines se dirigent vers Formose. L’île de Taïwan, menacée par un panda armes à la main, est représentée par un ours noir (Ursus thibetanus formosanus, l’animal emblématique des montagnes de l’île) en tenue militaire, arme au pied.

– Un panda agite un drapeau chinois au milieu de la mer de Chine du sud (Pékin revendique l’entièreté de cette mer, après y avoir tracé une « ligne des neuf traits » figurée par un cordon bleu), alors que s’activent contre lui un aigle philippin, un tapir malaisien et un buffle vietnamien: trois Etats riverains qui essaient de défendre leurs souverainetés maritimes.

– Dans les Etats frontaliers de la Chine, d’autres animaux pactisent avec les pandas chinois, en leur livrant prisonniers ou dissidents (figurés par des ours noirs): le Cambodge, la Birmanie aux guêtres sanglantes…

Enfin, l’aigle américain (un pygargue à tête blanche) étend ses ailes protectrices sur le Japon (qui aiguise son sabre) et sur Taïwan. Mais ses serres se posent aussi sur les Philippines (où les Américains vont rouvrir des bases fermées il y a quelques décennies)

– Comme sur la carte de 1902, des pays apparaissent hors cadre, en bas : un lion britannique qui brandit des sanctions ; un kiwi néo-zélandais, un kangourou australien, et un castor junior canadien. On y relève les drapeaux allemand, autrichien, de l’Union européenne, etc.

Lu par l’historien géopolitologue, AhTO a particulièrement réussi cette actualisation de la carte classique de TSE de 1902. Réussissant à la fois à rendre la situation politique autoritaire en Chine même, autour du culte de XI Jinping ; les pressions sur ses périphéries – étouffement de la démocratie à Hong Kong, menaces croissantes contre Taïwan ; les alliances géostratégiques d’une « Chine éveillée / Awaken China » – avec la Russie de Poutine en guerre en Ukraine, et dans son environnement asiatique proche ; et la permanence d’un acteur ancien – les Etats-Unis, et de ses alliés ou protégés régionaux…

NOTES

1 De son nom de baptême James SEE. Son appartenance au christianisme n’est pas sans importance, ne serait-ce que parce qu’elle n’était pas évidente au temps des Boxers. TSE a publié à Hong Kong, en 1914, « The Creation, the Garden of Eden and the Origin of the Chinese », dans lequel il tente de prouver, sur la base de la description géographique de la Bible, et cartes à l’appui, que le jardin d’Eden est situé en Chine. Cf. https://blogs.harvard.edu/preserving/2015/02/10/tse-tsan-tai-the-search-for-eden/

2 TSE Tsan Tai (謝纘泰), «  時局全圖 Shiju quantu -The Situation in the Far East », Hong Kong, July 1899.

3 Cf. un fichier qui n’est pas sans imprécisions ponctuelles: « Tse Tsan-tai, Nouvelle version de la carte de La situation en Extrême-Orient », 1902. URL : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:The_situation_in_the_Far_East_by_Tse_Tsan-tai.jpg

4 Cette carte, dans ses différentes versions, est longuement analysée par : WAGNER Rudolf G., « China “Asleep” and “Awakening.” A Study in Conceptualizing Asymmetry and Coping with It. », Transcultural Studies, March 2011, p.9-139. URL: https://www.researchgate.net/publication/277757024_China_Asleep_and_Awakening

5 Voir l’étude, richement illustrée, de : WAGNER Rudolf G., « Dividing up the [Chinese] Melon, guafen Chinese source »: The fate of a transcultural metaphor in the formation of national myth », Transcultural Studies, October 2017, p.9-122. URL: file:///C:/Users/Burdy-Dubesset/Downloads/wagner_guafen_2017.pdf

6 Son compte Instagram de « Comic Artist from Hong Kong » : https://www.instagram.com/ah_to_hk/ . Victime d’une censure hongkongaise dès 2016, attaqué violemment dans les médias pro-Pékin à partir des manifestations pro-démocratie locales, Ah To a annoncé en avril 2022 devoir fuir Hong Kong pour pouvoir continuer à travailler – vraisemblablement à Londres. Cf. https://www.thestandard.com.hk/breaking-news/section/4/189514/Hong-Kong-Comics-artist-Ah-To-continues-creating-from-abroad ; et : https://hongkongfp.com/2022/04/26/political-cartoonist-ah-to-announces-departure-from-hong-kong-citing-great-mental-stress/

7 EVERINGTON Keoni, « Hong Kong artist AhTO creates updated map of Situation of Far East for 2022 », Taiwan News, November 11, 2022. URL: https://www.taiwannews.com.tw/en/news/4728320 ; CUSACK Andrew, « The Situation in the Far East. A century-old geopolitical cartoon is updated for today », Andrew Cusack Blog, 6/10/2022. URL : http://www.andrewcusack.com/2022/situation-in-the-far-east/


© AhTO 2022


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