1er novembre 2025 – A Taipei, madame Cheng Li-wun prend la présidence du Kuomintang : que faut-il attendre de ce changement de leadership ?



Mme Cheng Li-wun (née en 1969) est élue à la tête du Kuomintang (KMT) le 18 octobre 2025. Elle prend la présidence de ce vieux parti (il a été fondé par Sun Yat-sen en 1912) le 1er novembre. Le KMT, le parti bleu, est le principal parti d’opposition taïwanais : il a perdu l’élection présidentielle en 2024 au profit du Democratic Progressive Party (DPP, le parti vert, avec le président Lai Ching-te) ; mais a remporté la majorité au Yuan législatif (l’Assemblée nationale), où il mène depuis un an la vie dure aux projets budgétaires et militaires du président Lai.  Ayant suivi une trajectoire politique non rectiligne, deuxième femme à diriger le KMT (après Hung Hsiu-chu en 2016-2017), Cheng entend moderniser le parti, en rajeunir les cadres, le recentrer sur les questions sociales. Mais sa promotion provoque des tensions en interne, et des polémiques autour de plusieurs thèmes : le rapport à la Chine de Pékin, évidemment ; ses prises de position sur « l’identité taïwanaise », et la mémoire historique de Taïwan ; ses déclarations sur le président Poutine et la guerre en Ukraine.

Une trajectoire politique qui la mène du DPP au KMT

Cheng Li-wun a commencé sa carrière politique au sein du DPP, autonomiste-indépendantiste : elle est députée au Yuan législatif de 1996 à 2000 sous la bannière du parti vert, défendant résolument des positions indépendantistes. Elle quitte le DPP en 2002, et se déclare « indépendante » avant de rejoindre le KMT en 2005. Elle est réélue députée en 2008, élue KMT sur les sièges de la liste du parti bleu. En 2012, elle devient porte-parole du pouvoir exécutif (Executive Yuan spokesperson). Elle revient au Yuan législatif comme députée KMT de 2020 à 2024. Au sein du parti, elle est secrétaire générale du groupe parlementaire du parti.  Elle présente sa candidature à la présidence en septembre 2025, et est élue le 18 octobre avec 51,35 % des voix (et un taux de participation de 40%). Nous laisserons de côté son programme strictement politique (opposition au DPP et à ses projets de budget militaire) et institutionnel (consolidation de la séparation des pouvoirs) pour insister sur quelques axes forts.

Moderniser et féminiser le parti, et le recentrer sur les questions socio-économiques

Cheng a déclaré vouloir rajeunir et féminiser l’image du parti, globalement perçu comme conservateur (beaucoup de gérontes), peu dynamique (manque de militants à la base), et déconnecté de la jeunesse. Elle insiste sur la communication numérique, une plus grande présence médiatique, et une stratégie plus offensive pour reconquérir les électeurs urbains et les jeunes actifs (qui ont préféré en 2024 le parti blanc TPP, plus anti-système). Il faudra voir si elle arrivera à secouer un parti où les bastions traditionalistes restent solides : députés élus depuis des décennies ; notables solidement implantés localement ; poids électoral des « local factions » ; tradition opaque de cooptation des candidats ; permanence des triades…

Tenant compte des préoccupations exprimées dans les sondages et lors des élections, Cheng entend développer un programme socio-économique recentré sur les besoins du quotidien : vie chère, pénurie et cherté du logement, stagnation des salaires, inégalités entre régions, soutien aux PME, etc. Elle exploite là une faiblesse thématique du DPP, qui explique pour partie l’échec du parti vert aux législatives

Une question centrale : la relation à la Chine de Pékin

Lors de son élection à la présidence du KMT, Cheng a affirmé sa volonté de faire du parti un « artisan de la paix » dans le détroit de Taïwan, prônant le dialogue, la détente et la coopération économique et culturelle plutôt qu’une escalade militaire. Tout en étant plus prolixe que le KMT des dernières années sur la souveraineté, la sécurité et la nécessité de consolider les capacités de défense. Donc ni réunification immédiate, ni pleine souveraineté taïwanaise…

Sur les relations entre Taïwan et la Chine (Cross-Strait relations), Cheng réaffirme l’adhésion du KMT à la « Consensus de 1992 » et au « principe de la Chine unique » que Pékin psalmodie à tout propos. Elle entend apaiser les relations avec Pékin en reprenant un dialogue bilatéral pragmatique, en développant les échanges économiques et culturels, plutôt que d’opter pour une escalade militaire incarnée dans l’augmentation rapide des budgets militaires, et les achats d’armes aux Américains.

Sur le fond, une grande partie du parti restant attachée à la ligne traditionnelle des bonnes relations avec Pékin, on peut s’attendre à une forte inertie du parti bleu, alors que les tensions s’exacerbent dans l’environnement régional – l’actuelle crise entre Tokyo et Pékin en témoigne. Les opposants au KMT ne manqueront donc pas de dénoncer, à l’habitude, la « collusion avec Pékin » du parti bleu. La montée en puissance de Cheng au sein du parti s’est accompagnée d’accusations d’ingérence chinoise (campagne de désinformation sur les réseaux sociaux ; vidéos et comptes sur TikTok ou YouTube) et de tensions internes au KMT, certains cadres redoutant qu’elle n’oriente le parti vers une ligne trop conciliatrice avec Pékin. Ce qu’avait fait le président Ma Ying-jeou (2008-2016) dont le deuxième mandat, critiqué pour son tropisme pro-chinois, s’était terminé par une crise politique et le succès à la présidentielle de Tsai Ing-wen (2016-2024, DPP). Cheng avait été porte-parole du cabinet de Ma. Les positions de Cheng sur la Chine – défense du dialogue, adhésion au « consensus de 1992 » – alimentent donc les critiques à l’heure où la société taïwanaise affirme de plus en plus une identité propre. D’autant que quelques jours après son élection, Xi Jinping a envoyé ses félicitations officielles à Cheng, saluant son accession à la tête du KMT et appelant à renforcer la « fondation politique commune », à approfondir les échanges et la coopération, et à œuvrer pour la « réunification nationale »…

Dans le même ordre d’idées, on aura relevé que Cheng estime que Vladimir Poutine « n’est pas un dictateur », puisqu’il a été « légitimement élu » ; et que la responsabilité de l’invasion de l’Ukraine est imputable non à la Russie, mais à « l’extension de l’OTAN vers l’Est ». Deux narratifs qui ne déparent ni à Moscou, ni à Pékin.

Quelle « identité taïwanaise » ?

Cheng défend un retour à un récit historique et national proche de celui qu’enseignant le pouvoir issu de la période autoritaire, avant que le DPP ne modifie et le récit national, et les programmes scolaires au profit d’un « reformatage identitaire vers un nationalisme uniquement taïwanais. »   En particulier, sur la question identitaire, Cheng insiste sur un récit de continuité culturelle et historique partagé au sein de la « nation chinoise », sino-taïwanaise, au-delà des clivages entre Taiwan et la Chine continentale.  Mais des faiblesses apparaissent sur ce terrain. Elle n’a, par exemple, pas abordé la question de la diversité des identités existantes à Taïwan (Taïwanais de longue date, populations d’origine continentale arrivées après 1945 et surtout 1949 ; jeunes générations à la fois plus « localistes » et globalisées.)

Un incident récent a également suscité la polémique. Le 8 novembre 2025, Cheng a participé à une cérémonie de commémoration des victimes de la Terreur Blanche (« Autumn Memorial Ceremony for Victims of the White Terror », organisé par un groupe plutôt pro-Pékin ), la période de forte répression politique à Taïwan entre 1949 et la suspension de la loi martiale en 1992. Mais le problème est que l’événement a honoré, en même temps que de « vraies victimes », d’anciens espions du régime communiste qui avaient été exécutés pour trahison au début des années 1950, et ont ainsi été présentés comme des « martyrs. » D’où des réactions indignées et chez les opposants « vrais victimes » de la Terreur blanche, et au sein même du KMT, parti unique à l’époque de la Terreur Blanche. Cheng a dû se justifier, et dit avoir voulu « honorer toutes les victimes de la répression ». Elle n’a pas vraiment convaincu.

Cheng a-t-elle réagi aux déclarations de Sanae Takaichi sur Taïwan ?

On sait que la Première ministre japonaise Sanae Takaichi a prononcé début novembre devant sa Diète un discours ferme contre Pékin, déclarant qu’une attaque chinoise contre l’île de Taïwan pourrait constituer « une menace pour la survie du Japon », justifiant dès lors une possible intervention militaire. Pékin s’est déchainé contre Takaichi. Le président Lai et son gouvernement DPP se sont logiquement réjouis de ce discours de fermeté inattendu de la part de la diplomatie nipponne.

Le parti bleu a, en revanche, critiqué l’attitude du gouvernement DPP, accusé « d’exploiter la situation diplomatique pour attiser les tensions. »  Cheng a reproché au chef de l’État (et à son parti) d’aggraver les tensions « mettant en danger la paix » dans le détroit. Pas de critique de Tokyo donc, mais du gouvernement de Taipei, ce qui équivaut à essayer de préserver un équilibre prudent entre Pékin et Tokyo. Ou comment ménager la chèvre et le chou…



Cheng Li-wun dans deux caricatures parues dans le Taipei Times et critiquant et son positionnement pro-Pékin, et le soutien de Pékin à son élection.