Redéploiements militaires américains dans l’archipel Nansei, à proximité de Taïwan


Les nouveaux Amphibious Combat Vehicles (ACV) de l’USMC, Okinawa, 2024


L’archipel d’Okinawa est au centre géographique de l’arc des Nansei. Sur l’archipel éponyme, Okinawa (沖縄本島, Okinawa hontō, « île principale Okinawa ») était l’île principale du royaume des Ryūkyū (琉球国), quasi indépendant pendant plusieurs siècles, est ensuite disputé entre les dynasties chinoises et japonaises, avec lesquelles il commerce et finit par verser tribut. A l’issue d’un conflit de plusieurs années et d’un arbitrage américain, le Japon annexe le royaume en 1879. Okinawa devient une préfecture semi-coloniale dans laquelle, comme à Taïwan, sont aménagées des infrastructures routières et ferroviaires. Alors que leur altérité est occultée et méprisée, les Okinawaïens ne deviennent Japonais qu’en 1919. Dans un projet d’assimilation, les langues ryūkyū sont interdites au profit d’une scolarisation générale en japonais. Pendant la guerre, Tokyo fait d’Okinawa un bastion militaire centrale au sud du Japon. Entre avril et juin 1945, la bataille d’Okinawa a été d’une violence inouïe, l’une des plus sanglantes de la guerre du Pacifique: le nombre de morts civils est estimé à 100-150 000, dont des milliers de personnes poussées au suicide par les forces japonaises1. Après la capitulation de 1945, les Américains maintiennent une présence massive à Okinawa, qui reste sous occupation vingt ans de plus que le reste du pays, d’abord sous administration militaire, puis sous administration civile.



La fonction stratégique régionale maintenue d’Okinawa

Les États-Unis maintiennent à Okinawa un grand nombre d’installations militaires dans le cadre de leur dispositif de force stratégique dans la région Asie-Pacifique, sur la « première chaîne d’îles » : pendant la guerre de Corée, puis de la guerre du Vietnam, Okinawa était surnommée « la clé de voûte du Pacifique .» Cette fonction stratégique perdure ensuite face à la Chine communiste. La souveraineté sur Okinawa et l’ensemble des Ryūkyū est rétrocédée à Tokyo le 15 mai 1972, après des années de manifestations des habitants excédés par une cohabitation imposée.



Les emprises militaires américaines sur l’île principale d’Okinawa


Pour autant, la présence militaire américaine est restée majeure après la guerre froide: alors qu’Okinawa ne représente que 0,6 % de la superficie totale du Japon, elle accueille 70 % des forces américaines déployées au Japon, soit environ 25 000 soldats. Les fantassins, marines, aviateurs et marins sont déployés sur 32 emprises, qui occupent 20 % de l’île principale, et sont souvent étroitement imbriquées dans le tissu urbain. Les bases d’Okinawa permettent une « présence avancée » qui simplifie les opérations aériennes2, maritimes et terrestres dans la région, qu’elles soient défensives ou offensives3. Elles sont essentielles pour la projection de la puissance militaire américaine dans la région Asie-Pacifique.

A proximité des routes maritimes vitales pour le Japon, longée par de nombreux câbles sous-marins de nombreux câbles sous-marins, à 316 miles nautiques de Taïwan, Okinawa joue donc un rôle crucial dans la posture de sécurité de Washington et de Tokyo face aux activités de plus en plus hostiles de la Chine dans la région4. Okinawa présente un caractère de centralité stratégique dans la relation bilatérale et réciproque de sécurité Etats-Unis-Japon. Et, compte tenu des pressions croissantes de la Chine sur Taïwan, et de la possibilité d’un conflit à court terme, la sécurité de Taipei est de plus en plus en arrière-plan direct de la sécurité du Japon5.

Il est logique que, dans le cadre du « pivot vers l’Asie » annoncé par le président Barack Obama en 2011 annoncé par le président Barack Obama en 2011, les installations américaines d’Okinawa aient bénéficié d’opérations d’extension et de modernisation, avec un redéploiement des forces. Mais c’est à un véritable changement de doctrine d’emploi d’une partie des forces que l’on assiste actuellement à Okinawa, du côté des Marines, directement liée aux nouvelles évaluations des menaces dans le Pacifique occidental et, plus particulièrement, dans les Ryūkyū .

La réorganisation du Corps des Marines américains : les Marine Littoral Regiments

En 2020, le général des Marines David Berger, à la suite du document Force Design 2030 (FD 2030) a proposé une réorganisation majeure du Corps des Marines des États-Unis (USMC), valable pour l’ensemble des zones de déploiement, mais plus spécifiquement pensé pour la zone Asie-Pacifique 6. Il s’agit d’abandonner les grandes unités amphibies équipées d’artillerie, de chars et d’avions, opérant à partir de grandes bases fixes, cibles faciles pour les missiles chinois.

Ces régiments classiques doivent être peu à peu remplacés par des forces de réaction rapide sous la forme de nouvelles unités, les Marine Littoral Regiments (MLR, Régiments littoraux de Marine). Les MLR sont désormais équipés d’armements plus légers et de technologies avancées : nouveaux véhicules amphibies de débarquement (ACV), radars d’alerte avancée, drones de surveillance maritime7 et d’attaque, missiles antinavires8 et anti-aériens. Les MLR doivent se caractériser par leur grande mobilité opérant « à faible signature » dans les zones côtières et les archipels, en utilisant de petites bases expéditionnaires avancées mobiles (Expeditionary Advanced Base Operations, EABO), sur lesquelles équipements, munitions et carburants peuvent être prépositionnés. L’objectif tactique est le contrôle des espaces maritimes autour des archipels, pour assurer la liberté de manoeuvre à long rayon de la marine américaine, et bloquer la flotte chinoise en mer de Chine orientale sans accès au Pacifique, soit le « déni d’accès/déni de zone (anti-access/area denial, A2/AD) ».


Radar d’alerte avancée déployé par l’USMC à Yonaguni, juillet 2024.


Ce nouveau concept de pré-positionnement « littoral » de Marines sur les îles japonaises s’est imposé aux états-majors américains quand il est apparu que la Chine disposait désormais d’une quantité significative de missiles balistiques à longue portée et de missiles hypersoniques susceptibles de détruire les porte-avions en mouvement loin de la côte chinoise, débouchant ainsi à un déni d’accès à Taïwan. Les fers de lance de la Flotte américaine ainsi menacés, il a été estimé que l’alternative consistait à transformer les îles de première ligne du Japon en « porte-avions insubmersibles ». Mais en y installant moins des pistes d’aviation (ce qui n’est guère possible vue la taille de certaines îles, et vu les cibles faciles qu’elles constitueraient) que des batteries de missiles de tous types et de toutes portées.


Inauguration du XIIth Marine Littoral Regiment, Camp Hansen, Okinawa, 15/11/2023


L’un des premiers MLR opérationnels en 2025 est celui d’Okinawa (XIIth MLR), susceptible de manoeuvrer en permanence plus au sud, autour de Miyako, d’Ishigaki et de Yonaguni, donc à proximité immédiate de Taïwan. Japonais et Américains, qui disposent désormais d’une doctrine et de capacités comparables, sous forme d’unités amphibies de déploiement rapide, multiplient ces dernières années des exercices conjoints sur les archipels des Ryūkyū. Lors des manœuvres conjointes Resolute Dragon 24 d’août 2024, l’aviation japonaise a transporté à Yonaguni, au profit du 12e Régiment côtier de Marines américains (MLR) un radar de surveillance multimissions (AN/TPS-80 Ground/Air Task Oriented Radar). Les manœuvres conjointes Keen Sword 2024 (Epée acérée, du 23 octobre-1er novembre 2024) se sont ainsi déployées sur l’ensemble de l’archipel japonais, d’Hokkaido au nord à Yonaguni au sud. Elles ont associé Japonais, Américains, Australiens et Canadiens : 33000 soldats japonais, 12000 américains , 40 navires et 370 aéronefs. Dans les îles du sud-ouest ont été envoyés à Yonaguni des avions-hélicoptères hybrides Osprey japonais et américains; et à Ishigaki des batteries de missiles HIMARS (High Mobility Artillery Rocket System, désormais bien connues pour leur efficacité en Ukraine).

Une déflation des effectifs américains à Okinawa, relocalisés à Guam ?

Les intérêts stratégiques américains et japonais pourraient cependant ne pas être totalement alignés. Au sein du commandement américain pour le Pacifique, certains se demandent si Okinawa n’est pas trop proche géographiquement de la Chine : dès le début d’une attaque de Pékin contre Taïwan, les bases américaines seraient susceptibles d’être prises pour cible. C’est pourquoi les Américains envisagent de relocaliser certaines de leurs forces d’Okinawa vers Guam et les Mariannes du Nord, qui sont des cibles plus éloignées pour les missiles chinois. En décembre 2024, quelques centaines de Marines ont ainsi été déplacés à Guam. A terme, mais sans plus de précisions, près de 10000 personnels, soit la moitié du contingent américain actuel, pourraient être concernés. Ce serait là une mise en œuvre tardive d’un plan nippo-américain de mai 2006, revu en avril 2012, le U.S.-Japan Roadmap for Realignment Implementation. Il répondait à l’époque de son élaboration à une demande japonaise de réduire la densité des installations américaines à Okinawa, source de tensions récurrentes avec les populations locales (en particulier lors d’agressions sexuelles commises par des militaires américains). A chaque nouvel incident, le statut des forces américaines et leurs privilèges juridiques (Japan-U.S. Status of Forces Agreement, SOFA9) était (et reste) critiqué par les Okinawaiens. On notera qu’en contrepartie, le redéploiement américain ainsi amorcé prévoit que les forces japonaises pourront désormais utiliser les installations et stationner à Guam et aux Mariannes du Nord10. Affaire à suivre donc, ce mouvement de relocalisation apparaissant quelque peu contradictoire avec la volonté d’affirmer une présence plus étendue et permanente des Marines dans les îles japonaises du sud-ouest.


NOTES

1 En juin 2018, alors âgé de 95 ans, à l’occasion du Okinawa Memorial Day (le 23 juin),et à l’invitation de la Taiwan-Japan Peace Foundation, l’ex-président taïwanais LEE Teng-hui s’est rendu à Okinawa pour rendre hommage aux soldats originaires de Taïwan tués lors de la bataille de 1945. Il y a dévoilé un monument, le Taiwanese War Deaths Commemoration Memorial (台灣人戰亡者慰靈碑).

2 Plus de 100 appareils de l’US Air Force sont en permanence déployés sur la base aérienne de Kadena, auxquels s’ajoutent les appareils des Marines.

3 Ce n’est pas un hasard si la Chine déploie autant d’efforts pour construire des îles artificielles et établir des bases militaires en mer de Chine méridionale : ce sont autant « d’extensions vers l’avant » des capacités opérationnelles de l’Armée populaire de libération, et de moyens de dominer ou de contrôler l’espace maritime et aérien au large du continent chinois.

4 DICKSON Marina Fujita, « The Tyranny of Geography: Okinawa in the era of great power competition », LIMESno 9, October 5, 2023. URL : https://apinitiative.org/en/2024/02/09/55509/ ; FANG Cathy, « The Okinawa Conundrum: Rethinking Regional Security », The Diplomat,December 05, 2024. URL : https://thediplomat.com/2024/12/the-okinawa-conundrum-rethinking-regional-security/

5 CHANG I-wei Jennifer, «Japan’s Policy Shift on Taiwan Centers on Okinawa », Washington D.C., Global Taiwan Institute, Global Taiwan Brief, 11/8/2021. URL:https://globaltaiwan.org/2021/08/vol-6-issue-16/

6 Général David H. BERGER, USMC Force Design 2030, Washington, DC, Headquarters U.S. Marine Corps, March 2020. URL : : https://www.hqmc.marines.mil/Portals/142/Docs/CMC.pdf; et ses mises à jour: https://www.marines.mil/force-design/

7 Le déploiement de drones MQ-9 Reaper de surveillance maritime de la mer de Chine orientale est en cours, avec un groupe bilatéral américano-nippon pour en analyser et partager les informations.

8 Les MLR sont en cours de dotation en batteries du missile anti-navires NMESIS (Navy Marine Expeditionary Ship Interdiction Systems) de conception norvégienne, et télé-opérable. Sa portée actuelle de 185km lui permettrait de tenir le détroit de Yonaguni sur surveillance, ou de frapper la côte orientale de Taïwan. Le pré-positionnement de NMESIS sur plusieurs îles, dont Yonaguni, est à l’étude. Cf.ENGELBRECHT Charles, « U.S. to Put ‘Missile Marines’ on Japanese Island Next to Taiwan », Domino Theory,Jan.17, 2023. URL : https://dominotheory.com/u-s-to-put-missile-marines-on-japanese-island-next-to-taiwan/ .


Batterie de missiles anti-navires NMESIS de l’USMC, Okinawa, décembre 2024


9 Le Japan-U.S. Status of Forces Agreement (SOFA) a été signé parallèlement au traité de 1960, qui définit les droits et privilèges des forces américaines au Japon. Le Traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon est unique parmi les alliances conventionnelles des États-Unis car il ne s’agit pas d’un traité de défense mutuelle. L’article V du Traité de sécurité américano-japonais oblige les États-Unis à réagir seulement après une attaque contre les forces alliées « dans les territoires sous administration japonaise », tandis que l’article VI accorde aux États-Unis l’accès aux bases au Japon à la condition que « les États-Unis engagent une consultation préalable avec le Japon » avant d’engager leurs forces dans des opérations de combat à l’étranger. Le traité est essentiellement « un échange de bases [japonaises] contre la protection de la sécurité [américaine] ». Par conséquent, il n’existe aucune obligation de réponse bilatérale à un conflit concernant Taïwan qui n’implique pas une attaque simultanée contre les forces alliées au Japon.

10 Le Japon a récemment contribué aux nouvelles infrastructures à Guam à hauteur de 2,8Mds de dollars.


En milieu urbain, la base aérienne américaine de Futenma, Okinawa, 2020