Une lecture de « Dai Nihon » [« Le Grand Japon »], réflexions en 1913 du géopoliticien allemand Karl HAUSHOFER (1869-1946) sur le Japon de Meiji, et la chaîne d’îles du Pacifique occidental


HAUSHOFER Karl Ernst, Dai Nihon. Betrachtungen über Groß-Japans Wehrkraft, Weltstellung und Zukunft [Réflexions sur la puissance militaire du Grand Japon, sa position mondiale et son avenir], Berlin, Mittler und Sohn, 1913, 378p. > En pdf. : https://ia802900.us.archive.org/32/items/KarlHaushofer.pdf


Karl Haushofer, pionnier de la géopolitique et théoricien du Lebensraum

Karl Haushofer (Münich, 1869- Bavière, 1946), officier dans l’armée bavaroise, puis géographe à l’université de Münich, a été l’un des plus importants théoriciens de la géopolitique allemande de la première moitié du XXe siècle. Influencé par les travaux de Friedrich Ratzel et de Halford John Mackinder, il enseigne d’abord à l’Académie militaire de Münich, puis à l’Université. Il fonde en 1924 la revue Zeitschrift für Geopolitik, et fonde et dirige l’Institut de géopolitique de Münich. Dans le contexte d’une Allemagne vaincue en 1918 et défaite au traité de Versailles en 1919, il est anti-américain et antisémite. Certains de ses travaux, notamment ceux qui abordent les notions d‘espace vital (Lebensraum) ou de grand espace (Großraum) , seront repris et réinterprétés par les penseurs du nazisme. Ami de Rudolf Hess (qui a été son étudiant, puis son assistant scientifique), il a rencontré Hitler à plusieurs reprises : il lui rendra ainsi régulièrement visite à la prison de Landsberg, après l’échec du pustch de la Brasserie de 1923. Hess étant emprisonné avec Hitler, Haushofer leur y donnera des cours. On retrouvera donc logiquement certaines des thèses géopolitiques de Haushofer dans Mein Kampf – en particulier sur l’inutilité des petits Etats, ou sur le Lebensraum, qui sera l’un des piliers idéologiques et bellicistes du nazisme.

En 1945, Haushofer sera accusé de complicité idéologique avec le nazisme (même s’il n’a jamais été membre du NSDAP), et est convoqué au tribunal de Nuremberg par la justice alliée. Haushofer se suicide alors avec sa femme en 1946. Son épouse était pourtant d’origine juive (classée comme « demie-juive » selon les décrets de Nuremberg, et ses enfants « quarts-juifs »), lui-même a été interné un mois au camp de Dachau en 1944, et son fils aîné a été arrêté après le complot de juillet 1944, et exécuté comme résistant à la fin de la guerre. La notion et le mot de géopolitique deviennent tabou après 1945. Et les mesures de « dénazification » prises par les Alliés réduisent au minimum la part de la géographie et de l’histoire dans les programmes de l’enseignement secondaire et dans les universités, avec l’argument que ces disciplines avaient contribué à la diffusion du nazisme.

Haushofer, attaché militaire au Japon, 1908-1910. Puis lobbyiste du Japon en Allemagne

En 1907, le capitaine Haushofer est retenu par l’état-major bavarois pour une mission au Japon, pour y étudier une armée qui vient de vaincre d’abord l’armée chinoise en 1895, puis la puissance russe en 1905. Il commence donc à s’initier au japonais avant le voyage – mais sa femme aurait eu plus de facilité que lui en la matière… C’est elle qui tiendra un journal de voyage détaillé. Les buts de la mission sont d’examiner la situation politique et militaire du pays ; de contribuer au renforcement des relations nippo-allemandes ; et d’envisager d’éventuels partenariats stratégiques. Au Japon, il est prévu qu’il soit d’abord observateur militaire à l’ambassade d’Allemagne à Tokyo, puis détaché dans un régiment d’artillerie de campagne près de Kyoto. Parti le 19 octobre 1908 de Gênes sur le Reichspostdampfer Göben , le couple arrive au Japon quatre mois plus tard, le 19 février 1909. Il réside à Tokyo, puis à Kyōto. Haushofer y rencontre de hauts responsables japonais, et certains chefs de l’armée japonaise. Il se rend en Mandchourie à l’automne 1909, et échange sur les actions japonaises pendant les guerres victorieuses contre la Chine et la Russie. Il y rencontre aussi le secrétaire de la mission coloniale japonaise Honda Kumatarō, qui deviendra ambassadeur du Japon à Berlin en 1924. Haushofer quitte le Japon en juin 1910 et rentre à Münich via Vladivostok, Moscou et Varsovie.



De ses carnets de voyage (co-rédigés avec son épouse) il tire une thèse de doctorat, soutenue le 13 novembre 1913 sous le titre : « Der deutsche Anteil an der geographischen Erschließung Japans und des Subjapanischen Erdraumes und deren Förderung durch Krieg und Wehrpolitik » [La part allemande dans le développement géographique du Japon et de la région sub-japonaise, et sa promotion par la guerre et la politique militaire]1. Et il publie la même année son premier livre, « Dai Nihon. Betrachtungen über Groß-Japans Wehrkraft, Weltstellung und Zukunft » [Réflexions sur la puissance militaire du Grand Japon, sa position mondiale et son avenir]. Ces travaux sur le Grand Japon lui permettent d’accéder à une carrière universitaire à Münich comme professeur de géographie politique, et d’être considéré comme l’un des grands spécialistes du Japon en Allemagne.

Dans les décennies 1920 et plus encore 1930, grâce à ses nombreux contacts au Japon, et à son appartenance à un réseau d’érudits, de géographes, de politologues et de propagandistes allemands et japonais, Haushofer a joué un rôle déterminant la promotion du Japon auprès de Berlin, et réciproquement, conformément aux théories de son livre « Geopolitik des Pazifischen Ozeans » [Géopolitique de l’océan Pacifique], publié en 19252. Il a aussi travaillé à ce que son œuvre géopolitique soit connue et diffusée au Japon, en y faisant traduire des extraits de sa revue « Zeitschrift für Geopolitik » (1924-1944) ; et en publiant des chroniques dans le quotidien Osaka Mainichi Shimbun. Quand en 1941, alors qu’Hitler attaque l’URSS, Haushofer publie «  Japan baut sein Reich » [Le Japon construit son empire], il ne peut voir dans la « Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale (大東亞共榮圈) » élaborée par les théoriciens militaristes japonais à la fin des années 1930 , et publiquement annoncée en 1940, que le triomphe des théories qu’il a développées dans les trois décennies précédentes.


Une carte japonaise de la « Sphère de coprospérité asiatique », 1942


Quelques contributions à la géopolitique nazie…


Dai Nihon, une vision partielle et partiale du Japon de Meiji

Dans Dai Nihon (Le Grand Japon) publié en 1913, Haushofer témoigne et de ses observations, et de son admiration pour le Japon – qu’il gardera toute sa vie. Il applique à l’archipel nippon les notions de géopolitique qu’il commence à développer, pour leur donner une large diffusion dans les années 1920 et surtout sous le nazisme3. Il fait ainsi de longs développements sur le peu d’espace vital (Lebensraum) dont disposerait le Japon, du fait de sa surpopulation. Les ressources agricoles japonaises sont insuffisantes pour nourrir la population. D’où la nécessité d’une expansion territoriale pour une nation sans espace (Volk ohne Raum). Le mouvement est effectivement en cours lors du séjour de Haushofer au Japon : conquête de la Mandchourie, colonisation de Formose, colonisation de la Corée ; et nombre de Japonais sont partis comme émigrés en Amérique du Sud (Pérou, Brésil).Le mouvement se poursuivra dans les années 1930 pour culminer au début des années 1940 par la proclamation de la « Sphère asiatique de coprospérité ».


La carte des « pan-régions » de Haushofer


Karl Haushofer développera plus tard une théorie des pan-régions en analysant la croissance des empires américain et japonais avant la Première Guerre mondiale4. Selon son analyse, le monde est dominé par quatre pôles: l’Europe occidentale, la Russie, le Japon et les États-Unis. Chacune de ces entités a besoin de contrôler des ressources (minéraux, combustibles, main-d’œuvre, marchés), et donc de disposer d’arrière-pays à l’échelle continentale. A l’image des États-Unis sur le continent américain, le Japon de Meiji est en train de se créer une sphère en Extrême-Orient, en concurrence coloniale avec le Royaume-Uni, la France et les Pays-Bas.

Haushofer témoigne dans son ouvrage de 1913 de biais cognitifs certains. Il ignore les possibilités de développement agricole de certaines régions (Hokkaido, par exemple, objet d’une véritable colonisation intérieure). Il sous-estime totalement la possibilité pour l’industrialisation (pourtant largement amorcée dans l’archipel) d’absorber une part importante de la main-d’oeuvre rurale et de produire de nouvelles richesses. Conservateur traditionaliste, il témoigne d’une aversion visible pour l’exode rural, pour l’urbanisation, et pour les grandes villes. Dès lors, sa vision du Japon est partielle, et partiale. Elle lui permet surtout d’expliquer, et en l’occurrence de justifier, un nécessaire expansionnisme japonais auquel il assiste – comme il le fera plus tard pour l’expansionnisme nazi ou mussolinien.

Dai Nihon, une première réflexion sur les chaînes d’îles du Pacifique?


Une des cartes accompagnant l’ouvrage Dai Nihon en 1913


La réflexion stratégique sur les îles du Pacifique occidental a émergé au début du XXe siècle. À l’époque, les États-Unis viennent de mettre la main sur les anciennes colonies espagnoles de Guam et des Philippines ; l’Allemagne occupe les îles Mariannes et Palau ; la marine japonaise prend son essor en dépossédant la Chine de Taïwan (1895). C’est à Haushofer que l’on doit les premières analyses, et les premières cartographies, du rôle stratégique des îles et archipel du Pacifique occidental. Pour lui, la perspective d’alors est que ces chaînes d’îles sont, pour les États continentaux – la Chine principalement-, un rempart protecteur face aux menées des puissances maritimes, le Royaume-Uni et les Etats-Unis à l’époque. Les cartes qui accompagnent Dai Nihon attestent de cet intérêt pour ce qui n’est pas encore l’Indo-Pacifique et la « première chaîne d’îles ».

Sauf que le XXe siècle, avec les deux phases de conflit qu’ont été la Deuxième guerre, puis la Guerre froide, qui ont permis aux Etats-Unis de devenir la première puissance mondiale, a inversé la perspective d’Haushofer. La chaine d’îles permet à l’empire américain de contenir les communismes soviétique et chinois, et de protéger le Pacifique d’une éventuelle expansion de la Russie et de la Chine.

NOTES

1 HAUSHOFER Karl, Der deutsche Anteil und der geographischen Erschließung Japans und des Subjapanischen Erdraums, und deren Förderung durch den Einfluß von Krieg und Wehrpolitik, Doktorwürde Inaugural-Dissertation, München 1913, Erlangen, 1914, 110p.

2 SPANG Christian W., « Karl Haushofer Re-examined. Geopolitics as a Factor within Japanese-German Rapprochement in the Inter-War Years? » in : C. W. SPANG, R.-H. WIPPICH (eds.), Japanese-German Relations, 1895-1945. War, Diplomacy and Public Opinion, Routledge, London/New York, 2006, p.139-157.

3 Critique par FLÜCHTER Winfried, « German geographical research on Japan », Gerhard-Mercator-Universität Duisburg, Institut für Ostasienwissenschaften, Duisburg, Duisburg Working Papers on East Asian Studies, No. 33/2000. URL: https://www.econstor.eu/bitstream/10419/40984/1/327982489.pdf

4 ROSS Eric, « Of heartlands and pan-regions: mapping the spheres of influence of the great powers in the age of world wars », blog ericrossacademic, March 5, 2015. URL: https://ericrossacademic.wordpress.com/2015/03/05/of-heartlands-and-pan-regions-mapping-the-spheres-of-influence-of-the-great-powers-in-the-age-of-world-wars/


REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

HAUSHOFER Karl, Der deutsche Anteil und der geographischen Erschließung Japans und des Subjapanischen Erdraums, und deren Förderung durch den Einfluß von Krieg und Wehrpolitik, Doktorwürde Inaugural-Dissertation, München 1913, Erlangen, 1914, 110p.. Cf. https://www.schierenberg.nl/product/49979

HAUSHOFER Karl, Dai Nihon. Betrachtungen über Groß-Japans Wehrkraft, Weltstellung und Zukunft [Reflections on Greater Japan’s Military Strength, World Position, and Future], Berlin, Mittler und Sohn, 1913, 378p. > En pdf. : https://ia802900.us.archive.org/32/items/KarlHaushoferBetrachtungUeberGrossJapan/BetrachtugenUeberGross-japans.pdf

HAUSHOFER Karl, Das japanische Reich in seiner geographischen Entwicklung, Wien, Seidel, 1921

HAUSHOFER Karl, Japan und die Japaner. Eine Landes- und Volkskunde, Leipzig, 1923, 1933. tr. fr. Le Japon et les Japonais, Payot, 1937, 300p.

HAUSHOFER Karl, Geopolitik des Pazifischen Ozeans. Studien über die Wechselbeziehungen zwischen Geographie und Geschichte. Heidelberg, Kurt Vowinckel Verlag, 1925, 1938; reprint Bremen, Dogma, 2013.

HAUSHOFER Karl, Japans Reichserneuerung. Strukturwandlungen Von Der Meiji-Ara Bis Heute, Walter de Gruyter, 1930, 158p.

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HAUSHOFER Karl, Weltmeer und Weltmacht, Berlin, 1937, 1941.

HAUSHOFER Karl, Japan baut sein Reich, Berlin, 1941, 330p.

HAUSHOFER Karl, fondateur-directeur de la revue « Zeitschrift für Geopolitik » (1924-1944)

HAUSHOFER Karl, English Translation and Analysis of Major General Karl Ernst Haushofer’s Geopolitics of the Pacific Ocean: Studies on the Relationship between Geography and History, Lewiston, New York and Lampeter, Wales, Edwin Mellen Press, 2002


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SPANG Christian W., Karl Haushofer und Japan. Die Rezeption seiner geopolitischen Theorien in der deutschen und japanischen Politik [Karl Haushofer and Japan: the reception of his geopolitical theories in German and Japanese politics]. Monographien aus dem Deutschen Institut für Japanstudien, Munich, IUDICIUM Verlag, Volume 52, April 2013

ROSS Eric, « Of heartlands and pan-regions: mapping the spheres of influence of the great powers in the age of world wars », blog ericrossacademic, March 5, 2015. URL: https://ericrossacademic.wordpress.com/2015/03/05/of-heartlands-and-pan-regions-mapping-the-spheres-of-influence-of-the-great-powers-in-the-age-of-world-wars/

SEKULOVSKI Goran, Une revue emblématique de géopolitique en Allemagne : la Zeitschrift für Geopolitik (1924-1944) et son actualité, Institut de géographie de Paris, Bibliothèque de géographie – Bibliothèque Interuniversitaire de la Sorbonne (BIS), 2017, 16p. URL: https://shs.hal.science/halshs-03141090/document . ￿& : https://www.lecfc.fr/new/articles/241-article-15.pdf