23 avril 2023: les garde-côtes chinois menacent les garde-côtes philippins en mer de Chine
Comme tous les pays de la région, Manille applique depuis juin 1975 la position « d’une seule Chine ». Les relations avec Taipei sont donc non-officielles : les Philippines ont à Taipei un « Manila Economic and Cultural Office » ; et les Taïwanais un « Taipei Economic and Cultural Office » à Manille. La Chine est, de loin, le principal partenaire commercial des Philippines. Mais la montée des tensions liée à la présence de plus en plus envahissante de Pékin en mer de Chine méridionale, au détriment des droits de souveraineté maritime de Manille, amène les Philippines à se rapprocher à nouveau des Etats-Unis comme garantie sécuritaire. Taïwan est aussi concernée: sur la question de la mer de Chine méridionale, et comme enjeu géopolitique majeur.
La Chine occupe la mer de Chine méridionale au détriment des Philippines
La Chine, qui pratique la « politique du salami » (saucissonnant sa progression, gagnant des batailles sans combattre), puis « la politique du chou » (entourant chaque île de couches : pêcheurs, garde-pêche, milice maritime, garde-côtes, marine de guerre), occupe des îles, des îlots, des récifs et des zones maritimes dans la mer des Philippines occidentales (WPS), sur lesquels les Philippines ont des droits souverains.
Dans son investissement militaire et stratégique en mer de Chine méridionale, Pékin a transformé des rochers en îlots ou en îles artificielles, des îles et atolls en bases aéronavales, avec des pistes d’atterrissage et des installations portuaires. Elle y accumule ses habituelles différentes strates de présence maritime (flottes de pêche, garde-pêche, garde-côtes, marine de guerre). Manille, qui se réfère à la carte dite de Velarde1, publiée en 1734, et 270 autres cartes, pour affirmer ses droits, estime que Pékin viole ses droits dans sa ZEE, et a donc porté plainte auprès de l’ONU. Un tribunal arbitral a été constitué en 2013 en vertu de l’annexe VII de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM/UNCLOS). En 2016, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye (CPA) a rendu un avis (définitif et non susceptible d’appel) favorable à Manille 2: « Il n’y a aucune preuve que la Chine a historiquement exercé un contrôle exclusif sur les eaux ou les ressources considérées, et donc aucune base juridique permettant à la Chine de revendiquer des droits historiques » sur la « ligne des neuf traits / nine-dash line »…
Ni Pékin (qui est le principal concerné dans les faits) ni Taipei (qui maintient des revendications théoriques, mais ne contrôle que l’île de Taiping) n’ont accepté cet arbitrage, en revanche reconnu par de très nombreux pays… Depuis sa prise de fonction en juin 2022, le président Ferdinand Marcos Jr. a pris des positions nettement plus fermes que son prédécesseur Rodrigo Duterte sur la question de la souveraineté maritime des Philippines en mer de Chine méridionale.
Les Philippines et Taïwan : un double contentieux maritime
On l’oublie souvent, mais il n’y a pas que Pékin qui revendique une souveraineté extensive sur la mer de Chine méridionale : la « ligne des onze traits / eleven-dash line ») a d’abord été tracée sur une carte de la République de Chine en décembre 1947, ensuite reprise par la République de Chine à Taïwan, et par la République populaire de Chine (qui se réfère à « ligne des neuf traits / nine-dash line »). En 2016, suite à l’arrêt de la Cour permanente d’arbitrage, la souveraineté taïwanaise sur l’atoll de Pratas a été rappelée, et des députés taïwanais des deux principaux partis (Kuomintang et DPP) se sont rendus sur l’île de Taiping, la plus importante des Spratleys, pour y soutenir la présence militaire permanente, et les pêcheurs taïwanais qui y font relâche3.

Les tensions autour des eaux territoriales, des ZEE et de la souveraineté sur les îles et archipels sont fréquentes dans la région. Au-delà de la question de la mer de Chine, les Philippines et Taïwan se sont disputées à différentes occasions dans le détroit de Luçon, sur leur ZEE respective, et les zones de pêche fréquentées et par les Philippins, et par les Taïwanais.
Ainsi à partir de décembre 2007 quand un article du Taiwan Times affirme que Taïwan pourrait formuler des revendications sur les îles Batan, au nord des Philippines, qui seraient délaissées par Manille, mais fréquentées par les pêcheurs taïwanais4. Le 9 mai 2013, un bateau de pêche taïwanais refuse de quitter les eaux à proximité des Batan5. Un garde-côtes philippin ouvre le feu à une cinquantaine de reprises, tuant un pêcheur. « L’incident du Guang Da Xing no. 28 » , dit aussi «Balintang Channel incident » provoque de fortes tensions bilatérales6. Taipei gêle l’embauche de travailleurs philippins, et multiplie les patrouilles de ses garde-côtes dans la zone. Manille répond par l’envoi de ses propres garde-côtes, mais entend faire retomber la tension : les responsables philippins des tirs sont sanctionnés par la justice de Manille (et définitivement condamnés en 2019). En 2015, alors que les deux capitales négocient un accord sur les zones de pêche et éviter les recours à la force , nouvel incident entre un navire de pêche taïwanais et les garde-côtes philippins puis taïwanais.

Localisation de « l’incident du 9 mai 2013 »
Manille s’emploie donc à consolider sa souveraineté sur les îles Batan. L’île Mavulis (Y’Ami) est l’île la plus septentrionale des îles Batan, et à 80km de Taïwan. Elle est inhabitée, mais fréquentée depuis toujours par les pêcheurs de la région. A partir de 2019, les Forces armées philippines y font flotter le drapeau national, et y ont construit un abri en dur pour les visiteurs de passage, militaires ou pêcheurs. Une installation de désalinisation de l’eau de mer y a récemment été inaugurée. Ces initiatives proactives sont clairement destinées à marquer la présence philippine face aux incidents avec les Taïwanais, et de plus en plus à la présence récurrente et parfois massive des forces chinoises (PLAN et PLAAF).
Depuis 2016, la « New Southbound Policy » de la présidente TSAI
Après son élection en 2016, la présidente TSAI Ing-wen a développé une « Nouvelle politique en direction du sud (New Southbound Policy, 新南向政策) ». Elle vise à renforcer la coopération et les échanges entre Taïwan et 18 pays d’Asie du Sud-Est, d’Asie du Sud et d’Australasie, dans l’objectif d’une moindre dépendance politique et économique de Taïwan à la Chine continentale. Elle s’inscrit dans le projet du Premier ministre japonais Shinzo ABE « d’Indo-Pacifique libre et ouvert » (Free and Open Indo-Pacific, FOIP), annoncé en août 2016, et rapidement adopté par le président Trump. Les Philippines voisines sont ainsi approchées pour développer des coopérations bilatérales dans les domaines du commerce, des pêches, du changement climatique, des énergies vertes, de l’éducation et de la culture, etc7. Les échanges de parlementaires ont représenté un volet plus politique. Entre 150000 et 200000 Philippins travaillent à Taïwan dans l’agriculture et l’industrie, ou les services à la personne pour les femmes. Ils/elles sont mal protégés par une législation défavorable aux immigrés, peu rémunérés et envoient une partie de leurs salaires au pays. Environ 7000 Philippines sont mariées à des Taïwanais.
NOTES
1 Considérée comme « la mère des cartes des Philippines », la « Carta Hydrographica y Chorographica de las Islas Filipinas », dite « Carte de Velarde », a été éditée et publiée à Manille en 1734 par le jésuite cartographe Pedro Murillo Velarde, gravée par Nicolás de la Cruz Bagay, et illustrée par l’artiste Francisco Suárez. Cf. son historique et des reproductions: https://en.wikipedia.org/wiki/Velarde_map
2 Cf. https://pca-cpa.org/fr/cases/7/ , et le texte de l’arrêt du 12 juillet 2016 (501 pages): https://pcacases.com/web/sendAttach/2086
3 Cf. https://asialyst.com/fr/2016/07/20/mer-de-chine-prise-de-position-taiwanaise-sur-l-ile-de-taiping/
4 Cf. https://www.taipeitimes.com/News/editorials/archives/2007/12/23/2003393815
5 A Taipei, les années de la présidence MA (KMT, 2008-2016) à Taïwan sont marquées par une multiplication des incidents maritimes avec les voisins (Japon, Philippines).
6 Cf la présentation sur wikipedia : https://en.wikipedia.org/wiki/Guang_Da_Xing_No._28_incident
7 TIEZZI Shannon, « Taiwan’s ‘New Southbound Policy’ Scores Win in the Philippines », The Diplomat, December 09, 2017. URL: https://thediplomat.com/2017/12/taiwans-new-southbound-policy-scores-win-in-the-philippines/

Caricature de Steph, 2012, sur le récif de Scarborough