
Okinawa, 6 mai 2025: « Elephant walk » de l’aviation américaine
1/ Donald Trump, ou le mépris du multilatéralisme

Installation du 12th Marines Littoral Regiment américain, Camp Hansen, Okinawa, 15/11/2023
La deuxième présidence de Donald Trump réintroduit une forte incertitude dans les relations américano-japonaises. A travers des déclarations décousues mais réitérées, et une approche centrée sur l’« America First », il est évident que le président Trump n’accorde pas grande importance aux relations entre son pays et les pays alliés, ou proches, ni à l’OTAN, ni au dialogue stratégique entre le Japon, les États-Unis, l’Australie, et l’Inde, pas plus qu’au système de partage des information Four Eyes (États-Unis, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande), ou aux cadres de dialogue Japon-États Unis-Corée, ou encore Japon, États-Unis, et Philippines.
Lors de sa rencontre à Washington avec le président Trump, le 7 février 2025, le Premier ministre japonais Shigeru Ishiba, connu pour son expertise des questions de défense, avait obtenu la confirmation que l’article 5 du traité de sécurité nippo-américain, qui oblige les Etats-Unis à défendre le Japon en cas d’attaque, s’applique aux îles Senkaku, revendiquées par la Chine (et marginalement par Taïwan). Les deux parties ont également souligné « l’importance de la paix et de la stabilité dans le détroit de Taïwan » et que l’alliance américano-japonaise reste la « pierre angulaire de la paix et de la sécurité dans la région Indo-Pacifique.». D’où la surprise à Tokyo, dès le 6 mars : alors qu’il évoquait les dépenses des États-Unis pour l’Otan, Donald Trump a critiqué une fois de plus l’alliance militaire nippo-américaine, qu’il juge à sens unique : « Nous avons un accord intéressant avec le Japon selon lequel nous devons le protéger, mais sans que Tokyo ait à nous protéger. » Ce positionnement, qui n’est d’ailleurs pas nouveau puisqu’il était déjà apparu lors de la première présidence, met Tokyo dans une situation délicate1 : malgré ses efforts de renforcement de ses « capacités de riposte défensive » dans la dernière décennie (depuis le 2e mandat du Premier ministre Shinzo Abe, 2016-2020, PLD), le Japon demeure militairement dépendant des États-Unis, et ne peut assurer seul sa sécurité face à l’expansionnisme de la Chine dans le détroit de Taïwan et la mer de Chine orientale, ou à face à la menace balistique et nucléaire de la Corée du Nord. Les divisions au sein du PLD entre nationalistes et partisans d’une posture accommodante reflètent ce dilemme.
Parallèlement, la politique américaine de désengagement partiel en Europe (voir le dossier ukrainien depuis l’entrée de Trump à la Maison Blanche) et l’incertitude stratégique sur Taïwan renforcent les inquiétudes nipponnes. Les incertitudes sur le positionnement du président Trump face à la Chine et à la « question de Taïwan » ont amené un analyste français à estimer récemment qu’en matière de relations américano-taïwanaises, on était désormais passé de « l’ambiguïté stratégique » traditionnelle à la « confusion stratégique »2. Alors que le Livre bleu diplomatique japonais 2025 souligne la nécessité pour Tokyo de consolider ses liens avec Washington, des notes internes du Pentagone semblent indiquer, malgré les déclarations en sens contraire de D.Trump, un renforcement de la préparation militaire américaine face à la Chine, notamment dans le détroit de Taïwan. Le Japon, conscient de sa dépendance stratégique à Washington, tente cependant de diversifier ses partenariats régionaux et internationaux, en renforçant le QUAD et en évoquant une « OTAN asiatique » (rejetée, en particulier par E.Macron), tout en surveillant les orientations imprévisibles de Trump. La vulnérabilité de la « première chaîne d’îles » (du Japon à Taïwan et aux Philippines) face à la puissance militaire chinoise alimente l’inquiétude sur la capacité américaine à défendre efficacement la région3.
2/ Les craintes japonaises d’une délocalisation américaine partielle vers la « deuxième chaîne d’îles »

La base aérienne des Marines américains de Futenma, à Okinawa, en 2010
La première et la deuxième chaîne d’îles sont des lignes d’îles stratégiques et conceptuelles du Pacifique occidental qui structurent depuis la guerre froide la stratégie d’endiguement des États-Unis en Asie de l’Est. La première chaîne s’étend du Japon aux Philippines et à l’Indonésie, en passant par Taïwan, formant une barrière naturelle le long de la côte orientale de la Chine. La seconde, située plus à l’est, s’étend du Japon à l’Indonésie, en passant par Guam et la Micronésie, servant de périmètre de défense secondaire. Bien que moins densément peuplée et militarisée que la première, cette seconde chaîne constitue une base géographique cruciale pour la projection de puissance américaine et la dissuasion potentielle de l’expansion maritime chinoise.
L’importance croissante accordée par les États-Unis au renforcement de la deuxième chaîne d’îles de l’Indo-Pacifique suscite, en particulier à Tokyo, des inquiétudes quant aux vulnérabilités potentielles de la première, incitant à une réévaluation des stratégies et des alliances de défense régionales. Le pivot des États-Unis qui semble s’esquisser vers la deuxième chaîne d’îles reflète leur réajustement stratégique plus large dans l’Indo-Pacifique en réponse aux capacités militaires et à l’influence croissantes de la Chine dans la région. L’accent mis sur des bases dispersées et résilientes sur la deuxième chaîne d’îles témoigne d’une évolution vers des postures militaires plus flexibles et plus résistantes. Cette approche vise à contrer les menaces émergentes, telles que les frappes de précision à longue portée (qui pourraient atteindre les bases terrestres de la première chaîne, mais aussi les porte-avions américains), tout en maintenant une profondeur stratégique.
La logique dominante suggère que la dispersion des forces vers la deuxième chaîne renforce leur capacité à faire face à d’éventuelles frappes chinoises. Mais elle réduit aussi la capacité de l’armée américaine à réagir immédiatement au sein de la première chaîne. Cela crée un dilemme : privilégier des positions éloignées, mais résilientes, dans la deuxième chaîne pourrait encourager la Chine à intensifier ses attaques contre ses alliés vulnérables de la première chaîne. Pour certains analystes, le passage de la première à la deuxième chaîne constitue au contraire un « repli stratégique » susceptible d’encourager la Chine à intensifier ses activités militaires autour de Taïwan. Le pivot stratégique des États-Unis vers le renforcement de la deuxième chaîne d’îles remodèle potentiellement la dynamique de sécurité Indo-Pacifique, révélant involontairement des vulnérabilités le long de la première chaîne d’îles.
3/ 2025 : Une déflation des effectifs américains à Okinawa, pour partie relocalisés à Guam

Les intérêts stratégiques américains et japonais pourraient donc ne plus être totalement alignés. Au sein du commandement américain pour le Pacifique, certains se demandent si Okinawa n’est pas trop proche géographiquement de la Chine : dès le début d’une attaque de Pékin contre Taïwan, les bases américaines seraient susceptibles d’être prises pour cible. C’est pourquoi les Américains envisagent de relocaliser certaines de leurs forces d’Okinawa vers Guam, Honolulu (Hawaï) et autres archipels (Mariannes du Nord), qui sont des cibles plus éloignées pour les missiles chinois. En décembre 2024, quelques centaines de Marines ont ainsi été déplacés sur le territoire américain de Guam. A terme, mais sans plus de précisions, près de 10000 personnels, soit un tiers du contingent américain actuel, pourraient être concernés. C’est la première fois que les Marines réduisent leurs effectifs à Okinawa, par la mise en œuvre tardive – presque vingt ans de retard- d’un plan nippo-américain de mai 2006, revu en avril 2012, le U.S.-Japan Roadmap for Realignment Implementation. Il répondait à l’époque de son élaboration -commencée dès 1995, après le scandale du viol d’une fillette okinawaïenne par trois GIs afro-américains- à une demande japonaise de réduire la densité des installations américaines à Okinawa, source de tensions récurrentes avec les populations locales (en particulier lors d’agressions sexuelles commises par des militaires américains). A chaque nouvel incident, le statut des forces américaines et leurs privilèges juridiques (Japan-U.S. Status of Forces Agreement, SOFA, 19604) était (et reste) critiqué par les Okinawaiens. On notera qu’en contrepartie, le redéploiement américain ainsi amorcé prévoit que les forces japonaises pourront désormais utiliser les installations et stationner à Guam et aux Mariannes du Nord. Les évolutions à Okinawa s’inscrivent dans un mouvement plus vaste de réorganisation des forces américaines du Pacifique. Depuis la fin de la guerre froide, les Etats-Unis réduisent leurs troupes fixes à l’étranger, au profit de troupes en rotation, avec des matériels prépositionnés, et en relation avec leurs alliés et partenaires. C’est l’idée de forces de projection rapide face à « l’incertitude ». Plus discrètes et donc moins sujettes aux contestations locales. Mais la pression chinoise croissante impose de relativiser la déflation des forces.
Okinawa garde sa valeur stratégique du fait de la « tyrannie des distances » : l’archipel est situé au plus près des zones de tensions régionales – Guam et a fortiori Honolulu (Hawaï abrite le QG des forces américaines du Pacifique -USPACOM, et des Marines – MARFORPAC), sont des hubs nettement plus distants en cas d’urgence. D’où la présence massive des Marines (75 % des forces américaines), la force expéditionnaire la plus facilement déployable. La conjoncture géopolitique régionale et globale (montée en puissance de la Chine et de ses revendications) laisse cependant penser qu’Okinawa gardera son importance stratégique, avec un peu moins d’Américains, un peu plus de Japonais, et beaucoup plus de matériels radars, drones et autres missiles. Et, peut-être, un renforcement des coopérations sécuritaires nippo-américaines. Les États-Unis planchent en 2024-2025 sur des scénarios prévoyant des déploiements militaires au Japon et aux Philippines en cas de crise liée à Taïwan. Dès lors que l’éventualité d’une crise concernant Taïwan deviendra imminente, des bases temporaires de Marines américains seraient installées le long des îles Nansei, de la pointe sud de Kyushu jusqu’à Yonaguni. L’armée japonaise devrait principalement s’engager dans du soutien logistique, notamment en fournissant du carburant et des munitions. En même temps, l’armée américaine déploierait aux Philippines des unités de tir à longue portée d’un détachement spécialisé dans les opérations «multi-domaines».
NOTES
1 Valérie Niquet, « Donald Trump place le Japon, son plus proche allié en Asie, dans une position intenable »,Le Monde,12/4/2025. URL: https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/04/12/donald-trump-place-le-japon-son-plus-proche-allie-en-asie-dans-une-position-intenable_6594494_3232.html
2 Charles-Emmanuel Detry, « États-Unis/Taïwan : le temps de la confusion stratégique », Les Etudes de l’IFRI, Octobre 2025, 28p. URL: https://www.ifri.org/fr/etudes/etats-unistaiwan-le-temps-de-la-confusion-strategique
3 RAND Corporation, « From Strategic Ambiguity to Strategic Anxiety: Taiwan’s Trump Challenge / De l’incertitude stratégique à l’angoisse stratégique : Taïwan, le défi de Trump. », RAND, March 26, 2025. URL : https://www.rand.org/pubs/commentary/2025/03/from-strategic-ambiguity-to-strategic-anxiety-taiwans.html
4 Le Japan-U.S. Status of Forces Agreement (SOFA) a été signé parallèlement au traité de 1960, qui définit les droits et privilèges des forces américaines au Japon. Le Traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon est unique parmi les alliances conventionnelles des États-Unis car il ne s’agit pas d’un traité de défense mutuelle. L’article V du Traité de sécurité américano-japonais oblige les États-Unis à réagir seulement après une attaque contre les forces alliées « dans les territoires sous administration japonaise », tandis que l’article VI accorde aux États-Unis l’accès aux bases au Japon à la condition que « les États-Unis engagent une consultation préalable avec le Japon » avant d’engager leurs forces dans des opérations de combat à l’étranger. Le traité est essentiellement « un échange de bases [japonaises] contre la protection de la sécurité [américaine] ». Par conséquent, il n’existe aucune obligation de réponse bilatérale à un conflit concernant Taïwan qui n’implique pas une attaque simultanée contre les forces alliées au Japon.

Manoeuvres des Marines américains, Okinawa, 2024