Guerre à Gaza et tensions Etats-Unis-Chine : l’évolution des relations entre Israël et Taïwan


L’ordre international libéral dominé par l’Occident (après l’effondrement de l’URSS, les Etats-Unis ont alors cru pouvoir imposer un monde unipolaire) est désormais ouvertement contesté par une alliance qui remet en cause et les principes, et le fonctionnement, de cet ordre international. Elle associe la Chine, la Russie et les BRICS récemment élargis (et promus particulièrement par Pékin). Dans ce contexte, dans leur stratégie diplomatique respective, Israël et Taïwan, historiquement étroitement liés aux Etats-Unis, poursuivent avant tout la défense de leurs intérêts nationaux en se fondant à la fois sur des considérations pratiques, et sur la référence à des principes universels tels que la démocratie, la liberté, l’État de droit et les droits de l’homme. Même si les menaces et les acteurs hostiles ne sont pas comparables terme à terme, Jérusalem comme Taipei sont confrontés à d’importantes menaces sécuritaire de la part de leur environnement régional – la revendication croissante de la Chine pour Taïwan ; la contestation de son existence même par un certain nombre de forces étatiques ou non (Iran, Hamas, Hezbollah, Houthis, et autres composantes du « front de la résistance ») pour Israël. Dans cet environnement géopolitique régional complexe et conflictuel, les deux Etats partagent par ailleurs depuis des décennies une dépendance au parapluie politique et sécuritaire américain.

Israël et Taïwan entre Washington et Pékin.

Israël et plus encore Taïwan doivent naviguer dans la complexité des tensions historiques entre « les deux rives du détroit » et de la compétition géopolitique engagée entre les États-Unis et la Chine. Des années 1950 aux années 1980, dans le monde bipolaire de la Guerre froide, placé sous le parapluie de sécurité américain, Taïwan n’entretenait pas de relations officielles ou économiques avec Israël, qui avait reconnu la République populaire de Chine (RPC) dès 1950, et est devenu progressivement un vendeur d’armes à Pékin. Au début des années 1990, Israël et Taïwan ont installé des bureaux de représentation à Tel Aviv et Taipei, marquant le début de liens (in)formels. Israël a appliqué (et applique toujours, puisque c’est une condition sine qua non des relations diplomatiques avec Pékin), mais Jérusalem et Taipei ont commencé à explorer les voies et moyens de coopération économique, technologique, éducative et culturelle. Les relations se sont épanouies dans la période 2008-2015, avec une institutionnalisation plus nette des relations, et des coopérations approfondies. Cette évolution s’explique largement par l’amélioration des relations entre Pékin et Taipei sous la présidence de MA Ying-jeou du Kuomintang (KMT). Le basculement en 2015 de la présidence taïwanaise vers le DPP ou parti vert, dénoncé comme indépendantiste par Pékin, a rendu les relations plus compliquées sous la présidente TSAi Ing-wen, à laquelle a succédé au printemps 2024 LAI Ching-te. Aux tensions croissantes dans le détroit de Taïwan s’ajoute depuis deux décennies la rivalité de puissance entre les États-Unis et la Chine. Les relations Jérusalem-Taipei s’inscrivent donc dans une dynamique quadrilatérale États-Unis-Chine-Taïwan-Israël parfois complexe. Car Israël, adossé aux Etats-Unis, n’entend pas se priver de ses relations diplomatiques et surtout économiques avec Pékin, qui est devenu un partenaire commerciale clé. Jérusalem doit donc maintenir une balance équilibrée entre les Etats-Unis et la Chine, alors que Taïwan est dans une très forte dépendance à Washington.


2024: LEE Ya-pin, représentante de Taïwan à Tel Aviv; Maya ARON, représentante d’Israël à Taipei


Sur le 7 octobre et Gaza, des positionnements opposés de Pékin et de Taipei

Après l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre 2023, Pékin a adopté une position plutôt anti-israélienne, essayant de tirer parti de la guerre entre Israël et le Hamas pour renforcer sa position auprès des pays arabes et de l’Iran, et en direction d’un « Sud global » globalement pro-palestinien. De leur côté, comme nous l’avons analysé par ailleurs sur ce site, et alors le public taïwanais ne s’intéresse guère à la géopolitique du Moyen-Orient ou au conflit israélo-palestinien (en dehors des étudiants, peut-être) les autorités taïwanaises ont manifesté depuis le 7 octobre un soutien sans faille à Israël, quelle qu’ait été l’évolution ultérieure de la guerre à Gaza. A l’instar de l’agression de la Russie contre l’Ukraine (qui s’est traduite par une ample solidarité taïwanaise en direction de Kiev), la guerre Israël-Hamas a été signal d’alarme supplémentaire pour Taïwan : risque d’une agression brutale et inattendue ; faiblesses initiales des services de renseignement ; leçons à tirer sur le défense antimissile et les drones ; nécessité d’une réflexion accrue sur les réserves militaires et la défense civile, etc. Ces positionnements divergents de Pékin et de Taipei pourraient inciter les cercles israéliens à plaider en faveur de liens plus étroits avec Taïwan en tant qu’allié de même sensibilité, même au risque de tendre les relations avec Pékin.

Des coopérations économiques en développement

Au plan économique, les deux pays ont des économies avancées, fortement orientées vers l’exportation. Taïwan excelle dans l’ingénierie et la fabrication ; Israël est un leader mondial en matière de R&D et d’innovation. Les domaines de coopérations possibles entre les deux pays sont divers, de l’agriculture aux hautes technologies, de la médecine aux industries d’armement. Dans le domaine de l’agriculture, Taïwan est confrontée à plusieurs problèmes que l’on relève aussi en Israël : le manque de terres arables, ou les changements démographiques (vieillissement de la population, urbanisation), qui entraînent une pénurie de travailleurs agricoles. Les deux pays recourent donc à une main-d’oeuvre agricole immigrée asiatique, ce qui explique d’ailleurs le nombre important de morts thaïlandais, népalais, etc. dans les kibboutz autour de Gaza le 7 octobre. Les efforts de Taïwan pour développer une « agriculture intelligente » afin de relever ces défis pourraient bénéficier de la technologie agricole israélienne et de l’innovation numérique. Dans le champ des hautes technologies, les deux pays ne peuvent que se rencontrer : Taïwan premier producteur mondial de semi-conducteurs à très hautes performances (en particulier avec le leader mondial TSMC), et Israël, leader reconnu dans la high tech. En particulier dans les technologies avancées de défense, ce qui intéresse au premier chef Taipei, qui entend développer ses propres capacités de production d’armements, pour ne pas dépendre d’un pays fournisseur quasi monopolistique, les Etats-Unis. La coopération est engagée dans le domaine des drones, dont Israël est un important producteur.


Quelques références bibliographiques

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