Une lecture de « À l’école du ressentiment »: comment le récit des «humiliations passées» a nourri le nationalisme chinois jusqu’à XI Jinping. Une analyse de Jean-Pierre CABESTAN (octobre 2023).


Dans la dernière décennie, le régime de XI Jinping n’a cessé de durcir un nationalisme dont l’un des carburants est un discours récurrent sur « les humiliations passées » imposées au XIXe siècle à la Chine de la dynastie mandchoue des Qing par les Occidentaux et les Japonais. Elles dressent la toile de fond du discours anti-occidental actuel de XI.



Le Figaro Histoire (no 70, octobre-novembre 2023) vient de publier un copieux dossier consacré à ce sujet, sous le titre «1839-1911 : la Chine humiliée». Ses auteurs passent en revue les différents épisodes historiques qui étayent le récit chinois contemporain sur ces « humiliations » : les rivalités des Puissances dont l’objectif initial est non la colonisation de la Chine (au-delà de l’installation de concessions portuaires bénéficiant des privilèges de l’extraterritorialité, avant que ne s’aiguisent les appétits territoriaux concurrents de la Russie et du Japon au nord), mais de forcer l’ouverture de l’Empire aux intérêts économiques occidentaux (largement à l’image de menées identiques contemporaines dans l’Empire ottoman et dans l’Empire perse); les deux guerres de l’opium (1839-1842, puis 1856-1860), qui sont l’illustration de ces objectifs économiques, et les « traités inégaux » qui les concluent ; le rôle des uns et des autres dans la répression de plusieurs soulèvements chinois qui visaient plus le pouvoir central de Pékin que l’interventionnisme des Puissances (révolte des Taping, 1851-1864 ; révolte des Boxers, 1898-1901); le célèbre « sac du Palais d’été », en octobre 1860 – un pillage franco-anglais qui enrichira ses auteurs, les musées européens et les salles des ventes de Paris et de Londres ; et les guerres du tournant du siècle avec la France (1884-1885 – dont la province de Formose-Taïwan sera l’une des étapes), et surtout avec le Japon (1894-1895, conclue par un traité de Shimonoseki qui permet à Tokyo de s’emparer de Formose d’abord, en 1895, de la Corée ensuite, en 1910).



Ces épisodes historiques prédateurs et violents sont connus, datés et étudiés depuis longtemps. Mais leur historiographie est évidemment liée aux lieux, à la période, et aux conditions de sa production. Leur lecture n’est pas la même selon qu’elle est faite en France ou au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et au Japon. Et en Chine, selon qu’elle est instrumentalisée, à différentes époques, par les communistes, ou par les nationalistes du Kuomintang, ces derniers avant ou après leur repli sur Taïwan en 1949.

Sous le titre : « À l’école du ressentiment »: comment le récit des «humiliations passées» a nourri le nationalisme chinois jusqu’à Xi Jinping », Jean-Pierre Cabestan, sinologue et politiste, directeur de recherche émérite au CNRS1, donne dans le dossier une analyse particulièrement fouillée de la construction et les usages du discours de Pékin sur ces « humiliations passées ». Il souligne combien, à partir de leur fonction de « mythe mobilisateur » dans l’élaboration du nationalisme chinois tout au long du XXe siècle, le Parti communiste en a tiré les éléments d’un discours nationaliste obsessionnel et intransigeant contre l’Occident, pour appuyer sa politique intérieure comme extérieure.



Cabestan cite le discours prononcé par XI 1er juillet 2021, à l’occasion du 100e anniversaire du Parti communiste chinois : « Après la guerre de l’opium en 1840, poursuivait le président chinois, la Chine est tombée peu à peu dans l’état d’une société semi-coloniale et semi-féodale. Notre patrie a été humiliée, notre peuple, martyrisé, et notre civilisation, ternie. La nation chinoise a subi des souffrances et des désastres sans précédent. Dès lors, réaliser le grand renouveau national est devenu le plus grand rêve de tous les Chinois et de toute la nation chinoise. »

A partir des versions successives du drapeau chinois après la révolution de 19112, Cabestan souligne la difficulté du passage d’un empire hétéroclite aux pressions centrifuges permanentes à une nation moderne unifiée autour de symboles acceptés. Pour construire un esprit national, il a donc été plus tentant pour les nationalistes chinois de s’appuyer sur les sentiments anti-étrangers, alimentés par l’histoire des interventions extérieures à partir du XIXe siècle, et « les humiliations passées » dont furent responsables les Occidentaux et les Japonais. Mais des lectures diverses et parfois contradictoires de ces « humiliations » peuvent être faites – malheureusement moins par les historiens que par les idéologues du XXe siècle, qu’ils appartiennent au Kuomintang ou au PCC. On peut, par exemple, souligner que les interventions extérieures sont aussi rendues possibles par les difficultés intérieures, démographiques, économiques et politiques. Ces dernières ayant engendré de véritables catastrophes en terme de pertes humaines. La révolte des Taiping (1851-1864) a sans doute été la plus sanglante, et les Occidentaux y sont intervenus tardivement pour aider les armées impériales à la mater. La révolte des Boxers (1900) glorifiée par les communistes comme exemple de combat national contre les étrangers, a eu comme conséquence de forcer l’impératrice douairière Cixi (1861-1908) à engager des réformes, notamment institutionnelles, qu’elle avait longtemps refusé d’envisager.



Nationalisme ouvert, nationalisme fermé ?

Communistes et nationalistes ont des perceptions irréconciliables sur la guerre contre les Japonais. Le PCC revendique d’avoir largement mené la « guerre de résistance contre le Japon », alors que le Kuomintang estime que le PC a surtout cherché à exploiter la perte de contrôle par le gouvernement central de vastes régions du pays pour étendre sa zone d’influence et se préparer à ravir le pouvoir au KMT à l’issue du conflit. L’enjeu est de taille : on sait combien la relation avec le Japon et la guerre contre ses armées est un instrument politique majeur en politique intérieure, et dans la diplomatie régionale de Pékin. Concernant le sort à réserver à Hong Kong (concédé par la force aux Anglais en 1842) après 1945, alors que les nationalistes entendait récupérer cette colonie, les communistes ont estimé plus utile économiquement de la laisser sous tutelle britannique jusqu’en 1997.

Cabestan donne d’autres exemples des trajectoires divergentes, et parfois opposées, du nationalisme du KMT et de celui du PCC. Il estime que celui du KMT n’a jamais été fermé à l’étranger au XXe siècle, au contraire d’un « nationalisme du PCC pétri de ressentiment anti-étranger » dès la fin des années 1920 (1927 marquant en cela un tournant, les intellectuels formés en Occident perdant la primauté au profit d’un Mao stalinien et anti-impérialiste, chauvin et xénophobe (en particulier lors du Grand Bond en avant en 1958, puis lors de la Révolution culturelle en 1966 – les Boxers seront alors promus en héros. L’ouverture économique et diplomatique ultérieurement promue par Deng Xiaoping n’aura qu’un temps, le massacre de Tiananmen en juin 1989 marquant sans doute un tournant de réactivation d’un discours nationaliste sino-centré largement alimenté par un retour à l’histoire de « la Chine humiliée » au XIXe siècle : « l’histoire de la période est placée au cœur de « l’éducation patriotique » dans les lycées. » En conséquence, même puissante, la Chine populaire entend être considérée comme une victime. Elle se décrit paradoxalement comme un « pays en développement », solidaire des autres nations non occidentales. Tout en menant une politique régionale agressive (mer de Chine du sud, Taïwan) qui inquiète nombre de ses voisins et alimente les motifs de confrontation avec « l’Occident ».



A contrario, Cabestan conclut que l’évolution des perceptions et des usages du passé à Taïwan est plutôt rassurante : d’un discours dogmatique fermé sous Tchang Kai-chek, au temps de la dictature du Kuomintang, on est passé avec la démocratisation de ces dernières décennies à des approches plurielles et ouvertes du passé, et à un « nationalisme démocratique » contrastant de plus en plus avec le nationalisme fermé et xénophobe en vogue à Pékin.

REFERENCES

CABESTAN Jean-Pierre, « À l’école du ressentiment: comment le récit des «humiliations passées» a nourri le nationalisme chinois jusqu’à Xi Jinping », in: «1839-1911 : la Chine humiliée», Le Figaro Histoire, 14/10/2023. URL : https://www.lefigaro.fr/histoire/a-l-ecole-du-ressentiment-comment-le-recit-des-humiliations-passees-a-nourri-le-nationalisme-chinois-jusqu-a-xi-jinping-20231014

Illustrations: Caricatures sur les rivalités des Puissances en Chine (presse et cartes postales), 1898-1902 (Coll. de l’auteur)

NOTES

1 Jean-Pierre Cabestan, sinologue et politiste, a inauguré et dirigé l’antenne de Taipei du Centre d’études français sur la Chine contemporaine (1994-1998). Il a ensuite dirigé le Centre d’études français sur la Chine contemporaine à Hong Kong (1998-2003). Puis longtemps enseigné à l’Université baptiste de Hong Kong, où il a été directeur du département de science politique.

2 La Chine post-impériale a d’abord connu un drapeau à cinq bandes horizontales représentant les cinq principales ethnies : rouge pour les Han, jaune pour les Mandchous, bleu pour les Mongols, blanc pour les Hui musulmans, noir pour les Tibétains ;

– à partir de 1928, le soleil blanc sur fond bleu, en haut à gauche d’un drapeau rouge, symbolisant la terre chinoise : l’étendard du Kuomintang de Sun Yat-sen et de Tchang Kai-shek est devenu le drapeau de la République de Chine, et reste celui de Taïwan ;

– depuis 1949, sur le continent, le drapeau à fond rouge de la République populaire de Chine (RPC) institué par le Parti communiste chinois avec une étoile pour chaque classe sociale autorisée à exister – ouvriers, paysans, petite bourgeoisie et bourgeoisie nationale – gravitant autour d’une étoile plus grande qui représente le peuple chinois placé sous la direction du PCC.